Il nous faudrait une bonne guerre

La guerre, c'est bon pour la santé

L'espérance de vie des hommes israéliens est de 81 ans, l'une des plus élevées au monde (en France, c'est 78 ans). Cela ne s'explique pas par les facteurs habituels (revenus, fonctionnement du système de santé, profil démographique du pays, niveau d'éducation...); par ailleurs, cela vaut pour les hommes seulement (l'écart d'espérance de vie entre hommes et femmes n'est que de trois ans en Israël, contre 5 ans et demi en moyenne dans les pays de l'OCDE).

Le véritable facteur explicatif semble être le très long service militaire israélien, suivi d'une période de réserve qui se poursuit jusqu'à la quarantaine. Le service militaire est plus exigeant physiquement et plus long pour les hommes que pour les femmes; par ailleurs les fractions de la population non soumises au service militaire obligatoire (comme les arabes israéliens) ont une espérance de vie plus basse.

Pour les auteurs, le service militaire contribue à la santé des hommes en leur imposant pendant longtemps un exercice physique intensif. On peut noter néanmoins que la dimension militaire est importante : on voit mal les habitants d'un pays en paix tolérer d'être obligés de vivre pendant trois ans un camp scout à vingt ans, puis rappelés régulièrement pendant les années ultérieures. Seul un pays en état de conflit existentiel peut maintenir cela.

La guerre, ça permet la démocratie

Dans "Forged through Fire : war, peace, and the democratic bargain" , John Ferejohn et Frances McCall Rosenbluth étudient le lien entre guerre et démocratie. Ils relèvent le paradoxe suivant : Les guerres ont été l'occasion d'horreurs innombrables. Mais c'est aussi grâce à elles que la démocratie, l'extension des droits humains et du suffrage, ont pu apparaître et se développer.

S'appuyant sur 2500 ans d'histoire, commençant par la Grèce antique, les auteurs développent un schéma expliquant l'émergence de la démocratie. A un instant donné, les élites qui détiennent le pouvoir politique et économique ne sont guère désireuses de partager pouvoir et richesses avec le reste de la population. Ce n'est qu'en cas de menace existentielle, la crainte de tout perdre en étant envahi, nécessitant de lever rapidement une armée nombreuse, qu'il devient nécessaire d'accorder des droits au reste de la population pour pouvoir la mobiliser suffisamment.

Ce n'est pas une thèse nouvelle, l'intérêt de ce livre est d'en tester la validité sur très longue période, avec énormément d'exemples. Il en ressort trois conclusions déprimantes. La première, c'est que la guerre est un état quasi permanent de l'histoire humaine. La seconde, c'est que les redistributions spontanées de pouvoir et de richesse sont très rares, que seules les menaces existentielles ont conduit les puissants à céder. La troisième, c'est que nos valeurs politiques, la démocratie, les droits, n'auraient jamais existé sans guerres abominables: le mouvement vers plus de démocratie et de droits n'avait rien d'historiquement inéluctable. Seule la combinaison particulière de technologies militaires nécessitant la levée d'armées massives, l'impossibilité pour les riches de se défendre en recourant à des mercenaires rémunérés, l'ont permis.

Et les auteurs de s'interroger sur l'avenir de la démocratie : est-elle soutenable, alors que les technologies militaires d'aujourd'hui (drones, cyberguerre, sociétés militaires privées...) rendent de moins en moins nécessaire la levée d'armées massives? forgée par la guerre, la démocratie peut-elle survivre à la paix?

La guerre, ça réduit les inégalités

L'historien Walter Scheidel, interessé par les travaux de Thomas Piketty ou de Branko Milanovic autour de la dymanique des inégalités de revenu et de patrimoine sur longue période, s'est interrogé sur les facteurs qui avaient historiquement conduit à la diminution des inégalités. Dès le début de son livre, il pose la question dans ces termes : est-ce que la seule manière de réduire significativement les inégalités est la guerre ou des catastrophes massives?

Il consacre un livre paru tout récemment, "the great leveler :  violence and the history of inequality from the stone age to the 21st century"  à répondre à cette question. Et sa réponse, déprimante, est oui : historiquement, seules les guerres et les catastrophes ont permis de vraiment réduire les inégalités. Seules les diminutions massives de population, suite à des grandes guerres ou des épidémies, ont atteint ce résultat. L'auteur de constater, non sans ironie noire, qu'une guerre thermonucléaire mondiale aurait pour effet de ramener instantanément toutes les inégalités de patrimoine à zéro.

Au même moment, une étude consacrée aux riches en Europe arrive à la même conclusion : En Europe, les seules périodes historiques de réduction des inégalités ont été la peste noire qui a décimé un tiers de la population, et les deux guerres mondiales.

Nous serions donc face à un choix cornélien. Soit souhaiter que les inégalités se réduisent, mais alors, l'expérience historique nous apprend que seules des catastrophes humaines y sont parvenues. Soit préférer vivre en paix, et voir les inégalités exploser. Selon Scheidel, c'est la seconde option qui est la plus probable à brève échéance : il anticipe un avenir globalement stable, avec un très haut niveau d'inégalités.

La guerre, ça permet de taxer les riches

L'un des essais économiques les plus notables de 2016 a été "Taxing the rich : a history of fiscal fairness in the USA and Europe" de Kenneth Scheve et David Stasavage. Il s'agit là encore d'un livre historique sur longue période, appuyé sur une masse de données et d'analyses économétriques pour comprendre ce qui a permis de faire passer politiquement l'idée d'impôt progressif: que les riches devaient payer une plus grande part de leur revenu que les pauvres.

Les auteurs montrent que ce ne sont pas des considérations d'efficacité qui ont abouti à l'impôt progressif (l'idée qu'il était plus facile pour les riches de payer des impôts que pour les pauvres, par exemple). Mais des considérations de justice et l'évolution de la définition de ce qui constitue un sacrifice juste et équitable. Et selon eux, c'est lorsque les politiques publiques exigeaient des contributions disproportionnées de la part de la masse de la population (par exemple, en cas de guerre qui mobilise massivement les pauvres et leur impose les plus grands sacrifices, tandis que les capitalistes bénéficient des commandes militaires et de la production accrue) qu'il a été possible d'établir un consensus autour de prélèvements plus importants sur les plus riches.

Et ce consensus, contrairement à ce que l'on pourrait croire, est en baisse depuis la fin de la seconde guerre mondiale (et ses taux marginaux d'imposition supérieurs à 90%). Lorsqu'on demande par sondage ce que devraient être les niveaux d'imposition pour les revenus élevés, la réponse tend à être assez basse, souvent plus basse que les taux effectifs). Pour les auteurs, sans une catastrophe majeure, ou un changement drastique du consensus social sur les conséquences des politiques actuelles, il sera impossible de réellement taxer les plus riches.

Et puis, et puis...

On pourrait ajouter Paul Krugman qui constatait, de manière ironique, que dans le contexte actuel, des dépenses militaires élevées, même pour se défendre contre une invasion d'extra-terrestres imaginaires, permettrait de soutenir l'économie américaine, comme la seconde guerre mondiale avait levé les tabous contre la dépense publique aux USA. Ou Sebastian Junger, dont j'ai parlé récemment ici, qui constate le traumatisme des vétérans américains, traumatisés par leur retour à la vie civilisée après avoir vécu les solidarités organiques du combat.

Il ne s'agit pas bien sûr ici de souhaiter le retour des grands conflits mondiaux, d'espérer des guerres qui revigoreraient nos sociétés ramollies : ce genre d'idéologie a fait suffisamment de ravages dans le passé.

Mais il s'agit de constater qu'en échappant aux guerres pendant des décennies, nos sociétés ont changé. Nous n'avons plus l'expérience de ceux qui après avoir tout perdu, ont du en plus s'enfuir pour survivre. Les réfugiés qui ont vécu cette expérience aujourd'hui nous font tellement peur que nous ne souhaitons qu'une chose : qu'ils restent le plus loin possible. Nous avons remplacé cette expérience par l'idée que les revenus et la prospérité ne peuvent que croître : nous avons appelé "la crise" une décennie 1970 pendant laquelle nos revenus croissaient à 3% par an. La stagnation des revenus pendant une décennie, depuis la crise de 2007, nous est tellement insupportable que nous sommes prêts à voter pour  n'importe qui, pourvu qu'il (ou elle) promette de renverser la table et de tout changer.

Nous avons tellement peur que nous enfermons nos enfants. Nous nous enfermons dans des bulles de gens qui pensent tous pareil et nous sommes bien surpris - et très méfiants - envers ceux qui sont dans une autre bulle. Surtout, nous considérons la paix, la démocratie, la prospérité, comme inévitables, au point d'oublier qu'ils ne sont jamais acquis, que leurs bienfaits peuvent s'effondrer sous le poids de l'ennui et de la médiocrité qu'ils engendrent.

Si nous ne voulons pas de guerres, il va falloir sérieusement songer à ce qui pourrait créer les conditions de la pérennité de nos sociétés sans elles. Nous n'y sommes absolument pas préparés.