Pourquoi nous stagnons

La possibilité d'une maison de retraite

Dans Being mortal, dont j'avais déjà parlé sur ce blog, Atul Gawande décrit des expériences américaines au début des années 80, de création de maisons de retraites différentes des établissements médicalisés classiques, dont le principe est de donner le maximum d'autonomie et de contrôle aux pensionnaires (qui ne sont jamais appelés patients). Ainsi, les résidents y avaient des chambres privées dont ils sont seuls à avoir la clé, le droit d'avoir des animaux de compagnie, de fumer et de boire de l'alcool dans leur chambre, de recevoir qui ils veulent à l'heure qu'ils veulent; de choisir leurs heures de repas et de soins éventuels. Au rez de chaussée on trouve un bar ouvert 24h/24, dans lequel le personnel a pour consigne de ne pas trop surveiller la consommation - qu'est-ce que cela peut faire, après tout, s'ils boivent trop après 85 ans? L'idée est de se rapprocher autant que possible d'une vie normale, telle que désirée par les personnes, de leur fournir une assistance pour vivre comme ils l'entendent plutôt que d'essayer de leur prolonger la vie le plus possible en les soumettant à l'institution hospitalière.

Je me suis demandé s'il serait possible d'envisager la création de telles structures en France. La réponse est sans équivoque : non. La procédure de création d'une maison de retraite est soumise à tant d'agréments, de réglementations contraignantes, que cela condamne par avance toute initiative de ce style. En somme, si vous avez les quinze millions d'euros nécessaires à cette construction, vous avez intérêt à en faire autre chose.

La réglementation a des avantages; c'est rassurant de savoir lorsque votre grand-père va entrer dans ce genre d'établissement, qu'il sera dans un environnement contrôlé. L'hébergement des personnes âgées a donné lieu longtemps à de nombreux abus et scandales. Mais dans le même temps, la réglementation condamne toute forme d'initiative différente. Elle est si complexe que seuls des groupes spécialisés dans ce domaine peuvent s'y lancer; eux-mêmes savent qu'ils doivent fournir une offre la plus standardisée possible pour obtenir les agréments.

Le vieillissement de la population, la façon de traiter les personnes dépendantes, est un enjeu majeur des prochaines années. Par la réglementation, nous avons fait en sorte que ce secteur soit verrouillé par des grands groupes, et que l'innovation, l'initiative, y soit minimales.

L'autre pays du fromage

Dans le Financial Times de ce week-end, un intéressant article (accès payant) est consacré à l'essor du fromage artisanal aux Etats-Unis. Dans ce pays, ou l'on associe le fromage aux tranches sous plastique que l'on fait fondre dans les hamburgers, des réseaux de distribution sont apparus - bars à fromage, marchés locaux indépendants - et de nombreux producteurs artisanaux se sont lancés dans l'élaboration de fromages. En 1985, il n'y avait que 89 fromages artisanaux recensés aux USA; aujourd'hui, il y en a plus de 1800.

L'article du FT note la différence avec l'évolution française pendant la même période. Selon l'association fromages de terroirs, 50 variétés de fromages français ont totalement disparu au cours des 4 dernières décennies. En cause? La multiplication des réglementations, en particulier sanitaires, de plus en plus difficile à suivre par les petits producteurs et qui dissuadent l'arrivée de nouveaux, tout en favorisant en pratique les producteurs industriels de fromage et la grande distribution.

Le poids des réglementations

On pourrait multiplier les exemples. Authueil constate à juste titre que le blocage politique français trouve sa source dans les règles de financement des partis politiques et des associations qui empêche en pratique tout renouvellement des personnes et des idées. Et on aurait tort de croire, avec les exemples cités ci-dessus, que le mal est uniquement français et que les USA se portent bien. Gawande constate que les maisons de retraites "différentes" ont de plus en plus de mal à fonctionner; les producteurs américains de fromage sont strictement limités dans leur créativité par l'interdiction en pratique de production de fromage au lait cru.Une récente étude trouvait ainsi que la multiplication des réglementations aux USA aurait réduit le taux de croissance annuel de près d'un point chaque année depuis 1977.

Pour expliquer la faible croissance de nos pays riches, on trouve diverses explications. Le ralentissement du progrès technologique. Les politiques d'austérité budgétaire. Le faible investissement des entreprises.  Mais peut-être que tous ces phénomènes ont une cause commune: la multiplication de réglementation qui limitent de plus en plus les initiatives, bloquent la concurrence et l'émergence de nouveaux acteurs, et préserve le statu quo.

Il convient ici d'être précis et de ne pas tomber dans différents pièges. Le premier consiste à s'imaginer que les réglementations qui posent problème sont celles qui me déplaisent. On voit ainsi des lobbys patronaux, ou des candidats aux élections, dénoncer les réglementations écologiques qui selon eux pénalisent les entreprises. A l'inverse, on peut voir des écologistes dénoncer des réglementations qui interdisent en pratique des formes d'agriculture alternatives et favorisent en pratique l'agriculture industrielle et la malbouffe.

L'autre erreur consiste à croire qu'il suffirait de supprimer quelques réglementations pour que tout aille mieux (et que c'est facile à faire), à la base de l'idée de simplification administrative. Non seulement la simplification est illusoire, mais elle ne touche pas au coeur du problème.

Ce que nous voulons

Il est confortable de se dire que nos réglementations, nos politiques, tombent du ciel et s'imposent à nous par un processus que nous ne contrôlons pas, ou sous l'action d'un lobby qui impose ses vues. La réalité est plutôt, probablement, que nous avons les réglementations que nous souhaitons. Regardez autour de vous, l'infrastructure qui vous entoure, et demandez-vous s'il serait possible aujourd'hui de construire tout cela.

Si le tunnel sous la Manche n'existait pas, pensez-vous qu'on le construirait aujourd'hui? Je ne parle même pas de la construction de 19 centrales nucléaires, d'aéroports, etc. Aux Etats-Unis, dans les années 60, aller sur la lune a duré 7 ans; il faut plus de temps que cela pour y réparer un pont aujourd'hui. On pourrait s'imaginer que c'est parce que nous avons de nouveaux projets qui ont remplacé les précédents. Par exemple que l'on remplace l'énergie nucléaire par du renouvelable. Pas de chance : le renouvelable ne se développe pas non plus. La politique énergétique est d'ailleurs un bon exemple de cette paralysie. Il ne faut pas construire de nouvelles centrales nucléaires (c'est dangereux) ni fermer les anciennes (ca détruit des emplois) ni trop favoriser le renouvelable (ca inquiète EDF) et surtout pas trop les panneaux solaires (parce que les gens vont acheter des panneaux chinois). On impose aux producteurs d'énergie d'obtenir des certificats d'économie d'énergie; lorsque ceux-ci se mettent pour cela à distribuer gratuitement pommeaux de douche économiques ou led, on fait machine arrière en constatant que cela pénalise l'emploi dans les magasins de bricolage. Pensez aux contradictions permanentes de la politique industrielle. Ou repensez à la ridicule affaire de l'écotaxe poids lourds, dans laquelle à force de ne vouloir peiner personne on a fini par pénaliser tout le monde.

S'il faut chercher un principe commun à cette kludgeocratie - ce gouvernement de bricolage dans lequel on accumule des couches et des couches de dispositifs improvisés et contradictoires, au gré de l'apparition de nouveaux problèmes - c'est la volonté permanente de ne faire de peine à personne. La complexité est une manière de répondre aux demandes contradictoires en dissimulant les véritables perdants et gagnants. Cette volonté de ne peiner personne se retrouve dans des évolutions politiques visant à inclure, donner des droits et des représentations sociales, à des groupes autrefois minoritaires et discriminés dans la société, et une intolérance sociale contre les discriminations, qualifiées rapidement de phobies. Le ralentissement du progrès matériel s'est accompagné de la promotion de groupes sociaux pénalisés. On aurait tort de dénigrer ces évolutions qui ont rendu nos sociétés plus tolérantes; mais elles nous ont rendu hypersensibles jusqu'à la paralysie.

Chaque époque est marquée par ses expériences. Il était plus facile de contourner les intérêts de groupe dans les années 50-70 parce que la population avait le souvenir des privations du passé et de la guerre, et que l'existence de camps bien identifiés dans la guerre froide créait un sentiment d'appartenance. Il nous est bien plus difficile de faire clairement des choix. Mais cette absence de choix, de plus en plus, atteint des limites. Comme le rappelle Benjamin Friedman, l'absence de croissance, si elle se maintient trop longtemps, finit par miner les fondements mêmes de la démocratie et de la tolérance. La façon dont se déroulent les élections actuelles devraient jouer le rôle de signal d'alarme.