Le progrès, c'était mieux avant

A quelle époque voudriez-vous vivre?

Supposons qu'il soit possible de vous transporter dans une autre année, et que vous ayez le choix suivant : 1906, 1966, 2016 (rester aujourd'hui) ou 2076.

On suppose que vous vous retrouverez dans la même situation que celle d' aujourd'hui: même âge, sexe, pays de résidence,etc..  Et votre position dans l'échelle des revenus reste inchangée. Par exemple, si vous touchez le revenu médian en France aujourd'hui (le revenu tel que 50% des français touche plus que vous, et 50% moins que vous, environ 1770 € par mois), imaginez de toucher le revenu médian de 1966, c'est à dire environ 750 francs de l'époque par mois (ce qui, ramené en euros d'aujourd'hui, correspondrait à un pouvoir d'achat de 970 € par mois).

Quelle année préféreriez-vous? 1906, 1966, 2016 ou 2076?

J'ai posté la question sur twitter sous forme de sondage. le résultat a été le suivant :

sondage

Ce sondage n'a bien évidemment aucune portée générale ou scientifique. Son résultat, et les discussions qu'il a engendré, mérite néanmoins réflexion car il touche à une question bien plus générale.

Que valent les progrès récents?

Dans un article récent (j'en avais parlé à l'époque), l'économiste Robert Gordon s'interrogeait sur le futur de la croissance économique et posait entre autres la question suivante. Si vous aviez le choix entre revenir en 2004, et bénéficier uniquement des technologies de l'époque : l'internet sur votre ordinateur, windows XP, mais pas de smartphone, pas de réseaux sociaux comme Facebook et Twitter, etc... Ou alors garder toutes les technologies actuelles mais devoir renoncer à une seule technologie de la fin du 19ième siècle : la plomberie et les toilettes dans la maison. Que préféreriez-vous? garder votre smartphone et faire vos besoins dans une cabane au fond du jardin? ou ne plus pouvoir utiliser une seule chose inventée depuis 2004?

Gordon considérait la réponse comme évidente (vous aussi, probablement) : plutôt revenir à nos ordinateurs et objets d'il y a 15 ans que de devoir se lever dans la nuit froide pour aller se soulager dans un cloaque malodorant au milieu de la nuit. Il utilisait cette métaphore pour illustrer un phénomène plus général: les innovations d'aujourd'hui (autour des technologies de l'information et de la communication) sont nettement moins significatives que celles de la seconde révolution industrielle, l'électrification, les moteurs à explosion, la consommation de masse, etc. Cette thèse, l'une des plus discutées des dernières années, a été développée dans ce livre.

Et c'est l'intuition que l'on retrouve dans ce sondage. Revenir en 1906 signifierait un changement de mode de vie considérable. A cette époque, sans antibiotiques, la moindre égratignure pouvait devenir mortelle; les risques d'infection étaient tels qu'aller chez le médecin était plus dangereux que de ne rien faire. Peu de maisons bénéficiaient du chauffage central ou de système de plomberie, on allait chercher l'eau au puits, la cuisine était faite sur des feux à l'intérieur des maisons, causant des maladies respiratoires, l'éclairage venait de lampes à pétrole, le cheval était le mode de transport prédominant, les voitures étaient un jouet de luxe pour riches; il n'y avait ni radio ni télévision pour se distraire et s'informer, etc. Quasiment personne n'a choisi cette année.

Par contre, s'il y a effectivement des différences de mode de vie en revenant en 1966, elles semblent moins importantes. Les principales avancées de la médecine ont eu lieu. Les familles disposent d'une machine à laver, d'un poste de radio, souvent d'une télévision (en noir et blanc), d'une voiture, de chauffage central; l'avion coûte bien plus cher qu'aujourd'hui mais on peut prendre ses congés payés à la mer. Bien sûr, il y a eu d'énormes améliorations apportées entre-temps aux produits : mais si l'on excepte le domaine des technologies de l'information, il est difficile de trouver quelque chose de réellement neuf et inédit.

Le progrès réel depuis les années 60 est bien éloigné de ce qui était attendu à l'époque. Regardez un film comme 2001, Odyssée de l'Espace, et comparez le monde actuel avec celui imaginé à l'époque : où sont les vols réguliers vers des stations spatiales habitées sur la lune, les voyages habités vers Jupiter, les intelligence artificielles capables de tenir une conversation (et éventuellement de devenir psychotiques)? Le seul détail effectivement réalisé du film est la conversation en vidéophone entre un personnage et sa fille.

Si l'on regarde l'indicateur des revenus, il vaut nettement mieux vivre avec le revenu médian aujourd'hui, deux fois plus élevé que celui de 1966. Mais sa croissance est de plus en plus faible, confirmant le sentiment de stagnation, d'arrêt du progrès économique. Il est possible raisonnablement de préférer vivre en 1966 qu'aujourd'hui, et les progrès depuis 1966 sont bien moins notables et sensibles que ceux qui sont intervenus dans la première moitié du 20ième siècle.

Le progrès, malgré tout

On peut quand même faire plusieurs remarques. En 1966, premièrement, la vie n'était pas rose pour une large fraction de la population. La Loi Neuwirth autorisant la pilule contraceptive n'avait pas été votée. Les femmes venaient tout juste d'avoir le droit d'ouvrir un compte en banque ou de travailler (dans un emploi souvent mal payé) sans demander l'accord de leur mari, et seuls les hommes disposaient de l'autorité parentale. Les homosexuels étaient systématiquement fichés par la police, condamnés en pratique à la clandestinité, à la drague dans les urinoirs publics et aux descentes de police. Nos sociétés sont devenues nettement plus tolérantes sur le plan des moeurs. La démocratie et les libertés individuelles ont considérablement progressé depuis les années 60, même si cela ne se voit pas dans les statistiques du PIB.

Deuxièmement, le sentiment de stagnation ressenti est une spécificité des pays riches. Au plan mondial les revenus ont considérablement augmenté, et la pauvreté a diminué pour des milliards de personnes.

Enfin, les tendances du passé n'ont pas de raison de se poursuivre. L'histoire montre que l'évolution technique, et son effet économique, se fait par à-coups; qu'il peut y avoir des accélérations rapides après de longues interruptions, le temps de découvrir le potentiel réel des découvertes. Nous sommes peut-être à l'aube d'une nouvelle période de progrès technologiques spectaculaires. C'est du moins ce que semble considérer la majorité de ceux qui ont répondu à ce sondage, qui ont déclaré préférer vivre en 2076. Peut-être que mes lecteurs sont plus optimistes que la moyenne; peut-être aussi que l'annonce de la fin du progrès est prématurée.