Vincent Lambert, la mort et les impôts

Nous allons tous mourir un jour

Essayez de dire que l'affaire Vincent Lambert, et plus généralement la question de la fin de vie, est un problème avant tout économique: c'est un bon moyen de casser l'ambiance. Comment peut-on oser mettre en balance des questions de vie et de mort et de sordides questions financières? Va-t-on mettre les comptables au pouvoir, qui vont décider qui a suffisamment de valeur pour vivre encore, et qui ne mérite pas de vivre?

Mais on ne progresse guère dans ces débats à grands coups d'absolus. Celui sur la fin de vie est confisqué depuis bien longtemps par deux absolus : d'un côté, l'absolu de l'impératif de sauver des vies; de l'autre, l'absolu de la liberté individuelle, y compris celle de décider de sa propre mort, défendu par l'ADMD. Chaque camp nous offre ses arguments, ses vidéos choc, et on ne progresse pas beaucoup.

Un point de départ pour appréhender le sujet autrement pourrait être le suivant : nous allons tous mourir un jour. Dès lors, "sauver une vie" est un abus de langage; on ne fait que prolonger une vie. Cette prolongation se fait dans certaines conditions, avec une certaine qualité de vie pour la personne, et à un certain coût. Et comme en matière de soins médicaux, ce coût est le plus souvent supporté par la collectivité au travers d'impôts et de dépenses publiques, la comparaison des avantages et du coût est une décision collective.

Cela peut sembler un calcul aride et un peu monstrueux; pourtant, peu de gens considéreraient comme raisonnable de dépenser un million d'euros pour prolonger la vie d'une personne d'une minute, dans de grandes souffrances. Ce n'est en tout cas pas la position de l'église catholique sur le sujet.

L'industrie du prolongement de la vie

Jusqu'à une période récente, ce genre de questionnement était largement théorique: on mourait rapidement. Une très grande partie de la mortalité était la mortalité infantile avant 5 ans, qui a commencé à reculer avec les progrès sanitaires et de nutrition à la fin du 19ième siècle. Mais jusqu'à une période récente, le délai entre le diagnostic d'une maladie grave et le décès était très court; il n'y avait, de toute façon, pas grand-chose à faire. Rien de tel aujourd'hui. Chirurgie, nouveaux traitements, nouveaux médicaments, nouvelles technologies médicales: Jamais on ne vous dira "il n'y a rien à faire" quelle que soit votre mal.

Point commun de ces traitements: ils coûtent cher, très cher. L'essentiel des dépenses de santé que vous engendrerez dans toute votre existence se feront pendant votre dernière année de vie. On estime que les 5% de personnes qui vont décéder dans l'année correspondent à 30% des dépenses de l'ensemble du système de santé. Le graphique suivant (extrait de cette étude, page 25) indique les dépenses de santé mensuelles en fonction de la proximité du décès: quelle que soit la tranche d'âge considérée, l'explosion des dépenses est frappante. Ce n'est pas tant le vieillissement de la population qui coûte cher, que les soins à proximité de la mort.

Sans titre

Toute une industrie s'est formée autour de la prolongation de la vie des personnes au voisinage de leur décès. Une chimiothérapie, ou une radiothérapie, coûtent des dizaines de milliers d'euros; Vendre aux systèmes de santé nationaux des traitements extrêmement chers est devenu le business model dominant de l'industrie pharmaceutique; l'halaven, traitement du cancer du sein qui prolonge en moyenne la vie des malades de trois mois pour 500€ la pilule (ou 10 000 € de traitement par an), par exemple. De nombreuses spécialités médicales dépendent des traitements administrés aux personnes en fin de vie; tout comme l'emploi de milliers de salariés pour les soins intensifs, les maisons médicalisées, etc.

Quel bénéfice?

Cette industrie tient ses promesses : certes, elle coûte cher, mais elle prolonge la vie. Elle est à l'origine de l'essentiel de la hausse de l'espérance de vie dans nos sociétés depuis que la mortalité infantile a été pratiquement éradiquée. Mais comme le rappelle le docteur Atul Gawande dans son récent ouvrage Being Mortal (qui a donné lieu à un documentaire), les conséquences sur la qualité de vie sont bien plus douteuses. On meurt à l'hôpital, une institution totale dans laquelle la priorité accordée à la survie du malade se fait au détriment de sa qualité de vie.

Au nom de sa survie, la personne ne peut plus vivre chez elle, près de ses proches, choisir ce qu'elle mange, ce qu'elle boit, à quelle heure; elle perd son intimité. Et ce pour subir des traitements aux conséquences souvent très douloureuses (nausées, dégradation physique, souffrance). Si ces caractéristiques de l'hospitalisation sont acceptables Lorsqu'il s'agit d'être guéri d'une affection, elles le sont beaucoup moins pour des personnes dont il s'agit simplement de prolonger l'existence de quelques mois. Entre survivre 6 mois à l'hôpital, bardé de tuyaux en chimiothérapie, et survivre 2 mois chez soi sans traitement, les gens n'ont souvent pas le choix : celui-ci ne leur est jamais présenté tant la priorité à la survie est inhérente au fonctionnement du système de santé.

Droit à la vie ou droit de mourir, un débat nuisible

De nombreuses alternatives existent; techniques permettant aux personnes dépendantes de rester chez elles, soins palliatifs (qui privilégient les moyens d'améliorer la qualité de vie du patient en fin de vie). Mais elles peinent à se développer, alors qu'elles seraient moins coûteuses, et plus respectueuses des personnes et de leur dignité, que le traitement actuel.

Il y a plusieurs raisons à cela. Comme le rappelle Gawande, cela nécessiterait un changement de culture (et de formation) considérable dans un corps médical toujours réticent à ce genre d'évolutions. Mais ce sont aussi nos mentalités, notre rapport à une médecine considérée comme miraculeuse, notre rapport à la mort, que nous devrions faire évoluer.

Dans ce contexte, la confiscation du débat par les défenseurs du "droit à la vie", et les défenseurs du "droit de mourir" est nuisible. A privilégier la vie comme quantité, on s'engage dans la voie sans issue de dépenses toujours plus grandes pour grappiller quelques jours de plus d'une vie douloureuse, dans un environnement médical déshumanisant. Les défenseurs du "droit à mourir" n'ont eux à offrir que le suicide assisté à ceux qui souffrent en fin de vie; le résultat est le faible développement des soins palliatifs dans les pays qui l'ont légalisé : Il est plus simple d'abréger la fin de vie que de chercher à l'améliorer. Comparer les coûts pour la collectivité et les avantages pour les personnes peut sembler immoral : sur la question de la fin de vie, ce serait un progrès.