Y aura-t-il encore des chocolats à la Saint Valentin?

Peut-être avez-vous, à l'occasion de la Saint-Valentin, reçu ou offert des chocolats. Si c'est le cas, vous avez peut-être remarqué que ce genre de cadeau risquait de devenir très coûteux bientôt. En cause? il y a pénurie de chocolat. Vous pouvez dire que vous avez été prévenus: le sujet revient régulièrement dans l'actualité. On vous annonçait la pénurie en janvier 2012, en décembre 2013, en février 2014, en novembre 2014, pour ne prendre que quelques avertissements. Faut-il vraiment s'inquiéter? Peut-être, mais pas de ce que vous croyez.

La demande qui monte, l'offre qui ne suit pas

L'explication est la suivante. D'un côté, le chocolat a de plus en plus de succès, en particulier en Asie dont la demande augmente rapidement. Les consommateurs indiens et chinois s'enrichissent, ce qui leur permet de mettre un peu plus de chocolat à leur menu. En Europe et aux USA, le chocolat noir a de plus en plus de succès. Or il y a environ 20% de cacao dans le chocolat au lait, mais la proportion monte jusqu'à 70% dans le chocolat noir.

Dans le même temps, la production de cacao peine à suivre. Le cacaoyer est un arbre difficile, il faut attendre au moins 5 ans après l'avoir planté pour obtenir les premières productions; il ne pousse que dans des climats bien définis, autour de l'Equateur, ce qui fait que très peu de pays parviennent à en produire (plus de la moitié de la production se fait dans deux pays, Ghana et Cote d'Ivoire). Les troubles politiques, les épidémies, les sécheresses dans les pays producteurs ont un effet disproportionné sur la production mondiale. L'an dernier, sécheresse et épidémie d'Ebola ont eu un impact négatif sur la production. S'y ajoutent diverses épidémies aux noms plus ou moins poétiques(le balai de sorcière, la galle du collet...) qui font des ravages sur la production. Au Brésil, l'arrivée du balai de sorcière a réduit la production de 70% dans la région de Bahia en quelques années.

Résultat de ces difficultés, souvent les producteurs jettent l'éponge et renoncent à replanter, préférant des plantations plus rentables et moins risquées comme le palmier à huile. Les producteurs vieillissent et la relève ne se fait que difficilement.

Une production stagnante, qui n'augmente pas facilement : une demande qui augmente et qui réagit peu au prix : c'est la recette d'une hausse vertigineuse des prix. Sera-t-il bientôt moins onéreux d'offrir un diamant à sa dulcinée qu'une boîte de chocolats?

A court terme, les prix ont un effet immédiat

Ce raisonnement, cependant, sous-estime le rôle des prix. Les prix sont des signaux enveloppés dans des incitations; un prix élevé est le signal d'une pénurie; il va aussi inciter les consommateurs à changer de comportement.

On pensait jusqu'à présent que cet effet était limité : le chocolat est un produit très addictif, et on préfère payer cher plutôt que de devoir s'en passer. Les économistes disent que la demande de chocolat est inélastique par rapport au prix; comme pour l'essence, il faut une hausse de prix énorme pour avoir un petit effet sur la quantité demandée. Cependant, si cela vaut pour les consommateurs traditionnels, européens et américains, c'est différent pour les nouveaux consommateurs asiatiques pour lesquels le chocolat est un produit nouveau. Et on constate que leur demande est bien plus sensible aux prix. Résultat, depuis un mois le prix du cacao diminue, et la demande asiatique ralentit.

De leur côté, les producteurs de confiseries font en sorte de réduire la consommation. Mars, Cadbury, ont commencé à réduire la taille de leurs barres chocolatées tout en les vendant au même prix. Si les consommateurs en achètent toujours autant, ils consomment moins en pratique. La demande se trouve donc bien plus élastique qu'on ne le pensait.

De son côté, l'offre change également. La production de cacao au Vietnam augmente, et l'effet pourrait être spectaculaire. Le Vietnam est après tout passé, en une vingtaine d'années, de producteur marginal de café à second producteur mondial. même si le cacao est bien plus difficile à exploiter que le café, cela pourrait considérablement changer ce marché.

CCN-51

Dans les années 70, après une épidémie qui avait ravagé les plantations de cacao en Equateur, un ingénieur, Homer Castro, avait consacré sa vie à l'invention d'un cacaoyer hybride, résistant aux maladies et à rendement plus élevé. Le fruit de ses efforts a été baptisé du nom poétique de CCN-51 (Colleccion Castro Naranja 51, la 51ième tentative d'hybridation plantée dans la province de Naranjal). Et c'est un plant de cacao miracle : résistant aux maladies, il produit rapidement de grandes quantités de fèves de cacao.

Le CCN-51 n'a qu'un défaut : son goût. S'il ne s'est pas développé depuis son invention, c'est qu'il était considéré comme pratiquement immangeable par les spécialistes. "C'est comme manger une motte de terre" disent certains; d'autres sont encore moins charitables. Ce cacao produit un chocolat au goût terreux et acide, sans relief. Homer Castro est mort en 1988 d'un accident de voiture, en croyant que l'oeuvre de sa vie avait échoué.

Mais les choses sont différentes aujourd'hui. Le goût du CCN-51 s'est amélioré en modifiant la technique de séchage, ce qui fait disparaître l'acidité. et les producteurs équatoriens ont amélioré progressivement la qualité du produit. Celui-ci n'est toujours pas à la hauteur des chocolats traditionnels, mais la différence est de moins en moins perceptible, sauf pour les experts. Pour les chocolats de base de l'industrie agro-alimentaire, dans lesquels le chocolat est noyé dans le sucre et les matières grasses, cela peut être suffisant. Certains producteurs de chocolats ont commencé à intégrer du CCN-51 dans leurs produits, sans effet gustatif notable.

Bien entendu, cela fait bondir les amateurs et experts, qui craignent que ce chocolat insipide ne remplace progressivement les produits traditionnels, et que les consommateurs finissent par oublier le goût du vrai, bon chocolat.

Les pénuries qui n'ont jamais lieu

Ce n'est pas la première fois que prolonger les courbes de consommation et de production conduit à anticiper des pénuries qui n'arrivent pas. A la fin du 19ième siècle, les scientifiques craignaient que l'humanité soit victime d'une pénurie de crottes d'oiseau; le guano était alors massivement exploité dans l'agriculture, bien plus vite que les oiseaux ne parvenaient à le renouveler. L'économiste Stanley Jevons s'est rendu célèbre en prédisant en 1865 une pénurie de charbon au 20ième siècle; son estimation de consommation était 10 fois supérieure à celle qui s'est effectivement produite.

Cet alarmisme sous-estime toujours l'inventivité humaine; les prix élevés, conséquences des pénuries, sont le signal pour inventer des nouvelles techniques qui contournent l'obstacle. Il ne faudrait pas cependant penser que ce processus est sans conséquences. Nous ne manquerons peut-être jamais de chocolat; mais au passage, le chocolat ne sera peut-être plus tout à fait ce qu'il était.