A quoi servent les études?

Le capital et le signal

Quel est le meilleur moyen de réduire son risque d'être au chômage et d'avoir un revenu élevé : la réponse unanime des économistes est assez banale : il faut faire des études. Plus le niveau de diplôme est élevé, mieux on se portera financièrement tout au long de sa vie, et plus le taux de chômage sera bas. Par contre, les économistes sont beaucoup moins d'accord entre eux sur la cause de ce phénomène; certains l'expliquent par la théorie du capital humain, d'autres par la théorie du signal.

Selon la théorie du capital humain, l'enseignement reçu bénéficie à l'étudiant en lui apportant des compétences, des savoirs, qui le rendent plus productif. Cette productivité accrue lui donne accès à des emplois mieux rémunérés, lui permet d'utiliser des machines performantes mais nécessitant beaucoup de compétences. Plus on se forme, plus on est compétent, mieux on sera payé et plus on trouvera facilement un emploi.

Le problème de la théorie du capital humain, c'est que de nombreuses formations ne semblent pas apporter beaucoup de compétences directement utilisables dans l'emploi. L'économiste Michael Spence, détenteur entre autres d'un master en philosophie, se demandait pourquoi des étudiants pourraient prendre la peine de suivre ce genre de formation difficiles, mais qui ne donnent aucune compétence directement utilisable (sauf pour un futur professeur de philosophie). Son explication est la suivante : ces formations n'apportent que peu de compétences directement utilisables, mais servent de signal auprès de futurs employeurs. L'étudiant qui passe un master de philosophie montre sa capacité à accomplir un travail intellectuel ardu, une capacité de discipline, une forme d'ouverture d'esprit. Tous les gens ont des qualités différentes, difficilement détectables par les employeurs a priori; faire des études longues et difficiles est un moyen de montrer ses compétences.

Dans chacun de ces deux modèles, le contenu des études est totalement différent. Dans la version « capital humain », le contenu de l’éducation reçue détermine directement les compétences, les savoirs, et la productivité. L’enseignement a donc une valeur utilitaire précise. Dans le modèle du signal, le contenu de l’enseignement n’a pas d’importance directe : seule compte son rôle d’obstacle révélateur des capacités des étudiants, et seule compte la dimension sélective des établissements d’enseignement supérieur. Pour le modèle du capital humain, l’étudiant est forgé par les études qu’il suit; dans le modèle du signal, l’étudiant dispose de qualités que les études ne font que révéler.

Les deux théories prévoient que plus on fait d’études, plus on reçoit un salaire élevé, et plus le risque de chômage est réduit. Dans la théorie du capital humain, c’est parce qu’on est devenu plus compétent; dans la théorie du signal, c’est parce qu’on a montré qu’on était plus compétent. Il y a cependant une différence fondamentale entre les deux : dans la théorie du capital humain, augmenter le niveau d’études de l’ensemble de la population est une bonne chose; dans la théorie du signal, c’est une mauvaise chose. Puisque de toute façon les meilleurs emplois iront à ceux qui ont fait plus d’études que les autres, augmenter le niveau d’études ne modifiera pas pas ce résultat mais ne créera que gaspillages et frustrations pour ceux qui ont cru atteindre un niveau mais découvrent qu’il y en a toujours autant au dessus d’eux. Augmenter le niveau scolaire ne fait qu'obliger tout le monde à une course aux armements pour arriver au même résultat final.

Les effets troublants de la fin du service militaire

En pratique, ces deux approches apportent toutes deux un éclairage sur le rôle et l'utilité des études. Elles comprennent toujours une part de formation directe, de compétences acquises, et une part de sélection. En fonction des métiers, des contextes socio-économiques, le signal, ou le capital humain, sera l'élément prépondérant. Aux USA, par exemple, les diplômes les plus rémunérateurs correspondent à des métiers techniques sophistiqués, confirmant plutôt la théorie du capital humain; Mais certains paradoxes régulièrement constatés - comme le fait que les gens qui ont suivi une formation sans passer le diplôme correspondant sont moins payés que ceux qui ont en plus passé l'examen; ou que les études tardives paient moins que les études précoces - sont plutôt explicables par la théorie du signal.

Une étude récente vient apporter un éclaircissement sur ce sujet. L'économiste Pierre Mouganie a voulu mesurer l'impact des études à l'aide d'une expérience naturelle, la fin de la conscription en France décidée en 1997. Elle a conduit les jeunes hommes nés après 1979 à ne pas faire leur service, contrairement aux cohortes précédentes.

L'existence d'un service militaire obligatoire devrait en moyenne inciter les jeunes hommes, en particulier les plus qualifiés, à suivre plus d'études pour retarder l'échéance, le moment ou ils feront leur service. Cette incitation disparaît pour ceux qui ne sont plus concernés. Mougani constate exactement cela: en moyenne, les jeunes hommes français nés avant 1979 ont fait 6 mois d'études en plus que leurs homologues nés après; et ce résultat est tiré par les catégories sociales avantagées. Faire des études pour éviter le service

Par contre, ces études supplémentaires ne se traduisent par aucun effet mesurable sur la quantité de diplômes obtenus, ou sur le chômage et les revenus des cohortes qui les ont suivies. Le bénéfice d'une demi-année d'éducation supérieure supplémentaire semble être... zéro!

L'auteur avance plusieurs explications possibles. La première, c'est que les études suivies seulement pour éviter le service national étaient de plus mauvaise qualité que les études "normales". Une autre possibilité pourrait être que faire son service national a des conséquences négatives sur les revenus; les 6 mois d'études supplémentaires de ceux qui ont voulu l'éviter auraient compensé ce phénomène, aboutissant à cet effet global nul.

La dernière explication serait une confirmation de l'approche du signal. Ces études supplémentaires n'apportaient rien aux étudiants si tout ce qu'apporte les diplômes obtenus est un signal aux futurs employeurs. Si c'est le cas, les politiques visant à inciter les étudiants à faire plus d'études qu'ils ne l'auraient souhaité pourraient n'avoir aucun effet positif. A tout le moins, cela montre que plutôt qu'une incitation générale à faire des études, il conviendrait de se poser la question du contenu de celles-ci.