Sortir de l'euro, plus facile à dire qu'à faire

Depuis environ 20 ans, on débat de la sortie de l'euro en affirmant qu'il est interdit de le faire; Le sujet est revenu à la mode ces derniers temps, au prétexte d'une campagne européenne qui devrait voir le front national, dont c'est le projet affiché, arriver en tête en France. Mais l'idée ne se limite pas à ce parti: on trouve un grand nombre d'ouvrages récents préconisant, sous différentes formes, une telle sortie. Cela a donné lieu à quelques argumentaires de défense de l'euro, par exemple celui-ci ou celui-là. Que penser de ce débat?

La sortie de l'euro, un cauchemar logistique

Avant même de se demander si la sortie de l'euro serait une bonne ou une mauvaise chose, il faudrait se demander comment cela se passerait concrètement. C'est un sujet sur lequel les partisans de la sortie sont remarquablement discrets, se contentant de supposer au départ que "les contrôles des capitaux nécessaires sont mis en place". De la même façon, il est possible de devenir millionnaire facilement, à condition de sélectionner le bon numéro du loto. Certaines choses sont bien plus difficiles à faire qu'à dire.

De manière plus générale, supposez que la perspective d'une sortie d'un pays de la zone euro se concrétise, ou que les discussions entre gouvernements européens aillent de plus en plus dans le sens d'une sortie de l'euro. La première chose que vous auriez à faire serait de sortir le plus possible de vos actifs du pays pour les transférer dans un pays dont vous anticipez que la devise va augmenter. Si on vous annonce que le futur franc va baisser de 20% par rapport au futur mark, tout euro que vous déposez aujourd'hui en Allemagne vous rapportera un rendement de 20% sans rien faire. Ce raisonnement, tout le monde le tiendra : riches, moins riches, entreprises : avant même que la décision ne soit prise, il va donc y avoir une fuite massive de capitaux, dans tous les pays européens susceptibles de connaître une dévaluation. Inutile de dire que cela ne créera pas un climat très propice à la résolution pacifique des conflits que le démantèlement de la zone entraînerait.

En somme, il suffit qu'un parti annonçant de manière crédible qu'il veut sortir de l'euro une fois arrivé au pouvoir ait des chances raisonnables de succès pour que le pays concerné se retrouve face à une fuite des capitaux : les gens retirent leur argent de leur compte pour le convertir en liquide (ou en or, ou en devises étrangères) pour le mettre à l'abri à l'étranger ou dans un coffre au fond du jardin.

Et une fois la décision prise, le contrôle des capitaux signifierait limiter les retraits d'argent liquide; interdire de sortir, sous quelque forme que ce soit, de l'argent de tous les pays européens, mais aussi de l'or, différents métaux précieux, etc. Cela signifierait aussi devoir interrompre tous les échanges de marchandises avec l'extérieur, sous peine de permettre aux exportateurs de sortir leur argent. Un producteur de fraises français qui vend à un grossiste allemand pourrait ainsi demander à son client de le payer seulement une fois le changement de monnaie effectué, et ainsi réaliser une belle plus-value. Plus cela dure, plus les gens trouveraient des moyens de contourner les obstacles, créant des filières de trafic, nécessitant un degré élevé de surveillance policière. Ce genre de chose fonctionne en Chine, mais celle-ci n'est pas exactement une démocratie et les mécanismes de contrôle social y sont présents depuis longtemps. Il est peu probable qu'ils soient tolérables sans violence en Europe. Il a fallu des années pour passer à l'euro; combien de temps faudrait-il pour revenir au point de départ?

Tout est toujours faisable; mais la première étape devrait consister à reconnaître l'ampleur de ces difficultés pratiques. C'est pour cela d'ailleurs que l'on peut à la fois considérer que l'euro était une mauvaise idée, et penser que la seule solution réaliste est de trouver les moyens de le faire fonctionner, comme le font nombre d'économistes.

Qu'est-ce qu'on gagne?

En supposant donc qu'il est possible de régler ces questions, et qu'il est possible de revenir par magie à la situation d'avant 1993, il y a deux avantages à sortir de l'euro. Premièrement, adapter la politique monétaire aux caractéristiques du pays, plutôt que d'avoir celle de la banque centrale européenne; deuxièmement, avoir un taux de change variable avec les autres pays européens.

En France, conséquence de la fixette nationale sur le taux de change et la compétitivité, on parle surtout du second sujet : enfin, on pourra dévaluer le franc et retrouver la compétitivité perdue! Il y a simplement un problème : une dévaluation consiste à appauvrir les acheteurs de produits importés (qui vont payer plus cher leurs achats) pour enrichir les exportateurs (qui pourront vendre moins cher et gagner des parts de marché). Son efficacité dépend de ce que les gains des premiers soient supérieurs aux pertes des seconds (et que les seconds acceptent de se faire tondre pour la grande conquête du marché mondial). Cela n'a rien d'évident, étant donné le grand degré d'intégration international des chaînes de production : les exportations intègrent une grande quantité d'importations. Si Airbus peut vendre ses avions moins cher, mais que ses pièces de fuselage fabriquées en Allemagne lui coûtent plus cher, l'effet final est très incertain. Ne parlons même pas du fait que d'autres pays peuvent voir leur devise se dévaluer, annulant l'effet de la première.

Par ailleurs, si l'on veut vraiment obtenir cet effet, il y a un moyen simple : c'est la TVA sociale. Celle-ci est en effet exactement la même chose qu'une dévaluation, mais sans passer par la phase de démantèlement de la monnaie unique.

Le vrai gain serait de pouvoir mener une politique monétaire autonome. Mais cela pose alors la question de ce qu'est la bonne politique. Les britanniques étaient en dehors de l'euro; cela ne les a pas préservés de la crise et malgré la totale autonomie de leur politique monétaire, ils se retrouvent aujourd'hui dans une situation plus mauvaise que la France. La seule différence est leur taux de chômage plus bas, acquis au prix de salaires moyens en chute libre; pas de quoi pavoiser. De la même façon, la Suède s'est tirée consciencieusement une balle dans le pied au cours des dernières années. Il est tout à fait plausible d'envisager un gouvernement français faisant assaut d'austérité pour éviter une trop forte sanction des épargnants détenteurs de la dette publique; ou une banque centrale nouvellement indépendante redoublant de rigueur.  S'imaginer que les dirigeants politiques français adopteraient instantanément de bonnes politiques économiques, si seulement il n'y avait plus Bruxelles pour les contraindre à de mauvais choix, quoi qu'on pense des choix européens, manque de lucidité. L'autonomie nationale n'est en aucun cas la garantie de mener de bonnes politiques.

La sortie de l'euro n'aura pas lieu

Les populations européennes sont vieillissantes, ce qui n'incite pas à l'aventurisme et au saut dans l'inconnu que représenterait une sortie de l'euro. Le simple fait qu'un parti préconisant la sortie de l'euro se rapproche du pouvoir déclencherait une crise, l'obligeant à mettre de l'eau dans son vin pour préserver ses chances d'arriver au pouvoir. La sortie de l'euro a donc toutes les chances de rester une fantaisie. C'est très confortable pour les partisans de la sortie, qui peuvent indéfiniment surfer sur un fond de commerce qui a ses adeptes. Et c'est une bonne nouvelle aussi pour les adversaires de la sortie, qui bénéficient d'un adversaire commode. Il est plus simple de traiter d'irréalistes les propositions des partisans de la sortie que de savoir comment faire fonctionner la zone euro autrement que par la crise permanente. Cela évite de devoir admettre la triste vérité : on ne sait pas vraiment comment faire.