Une poignée de Bitcoins

La monnaie de Yap

Sur l'île de Yap, perdue au Sud-ouest de l'Océan Pacifique, le système monétaire est constitué de pierres. Ces pierres sont circulaires et percées d'un trou en leur milieu (un peu comme des meules), afin de les identifier. Les petites unités tiennent dans la main, certaines mesurent plusieurs dizaines de centimètres de diamètre et pèsent quelques kilos; Mais les plus grosses peuvent mesurer jusqu'à quatre mètres de diamètre, et peser plusieurs tonnes, nécessitant une vingtaine d'hommes pour pouvoir être transportées. Une pierre de taille moyenne s'échange contre du bétail, un cochon; les plus grosses pierres sont échangées contre des terres ou servent de dot dans les mariages.

Les pierres ne sont pas extraites sur l'île, mais viennent d'autres îles, essentiellement Palau, située à 400 km (certaines pierres viennent de Papouasie-Nouvelle Guinée). Leur extraction est un travail dangereux : il faut aller en bateau jusque là en expéditions de centaines d'hommes, extraire les pierres en évitant les habitants locaux hostiles, puis les ramener sur des esquifs en bambou. Cette difficulté garantit la rareté des pierres, donc maintient leur valeur.

Le transport n'étant pas très facile, les habitants ont dû pour les plus grosses pierres déconnecter la propriété des pierres et leur détention physique. Lorsqu'une transaction importante est faite, l'acheteur, devant témoins, annonce qu'il paie avec une pierre qui lui appartient. La pierre ne bouge pas, mais tous les habitants de l'île retiennent que le propriétaire a changé.

Une nuit, une équipe revenant de Palau a été prise dans une tempête en revenant à Yap. Leur bateau, qui portait une grosse pierre pour le chef de l'époque, a sombré, ils ont réussi à revenir à la nage et à raconter leur histoire, ainsi que l'endroit approximatif où la pierre avait coulé. celle-ci appartenait au chef, qui pouvait la transférer à qui il voulait pour faire une transaction selon la procédure habituelle. Cette pierre, bien qu'inaccessible et invisible, appartient à la masse monétaire de Yap comme les autres.

la monnaie Bitcoin

La prochaine fois que vous entendrez "Bitcoin est une bulle spéculative et ne pourra jamais être une monnaie de transaction" pensez au système monétaire de Yap : celui-ci est bien plus bizarre que le bitcoin, cette monnaie virtuelle que l'on "mine" en faisant des calculs complexes sur son ordinateur, dont la quantité maximale a été fixée, et dont les fluctuations de cours font l'actualité au point que la Banque de France s'est sentie obligée de rédiger une note pour avertir les utilisateurs des dangers qu'ils encourent.

La note de la banque de France, pour autant, est à peu près aussi utile qu'un avertissement "attention, ça saoule" sur une bouteille de vodka. Il n'est pas difficile de voir qu'un actif dont le cours a varié en deux ans entre 20 centimes de dollars et 1200 dollars, surtout que ce prix peut varier d'un tiers en une journée, est "spéculatif". Le fait que le bitcoin ne soit "basé sur rien" loin d'être un défaut pour ses utilisateurs les plus fervents, est une qualité désirée : ils apprécient tout particulièrement une monnaie permettant des transactions anonymes et qui ne dépend pas d'un gouvernement.

Il y a deux raisons à cela : le fait premièrement que les questions monétaires soient parmi les plus propices aux théories les plus fumeuses. Cela crée autour du bitcoin une communauté passionnée de gens qui y voient un moyen de subvertir le système, car comme chacun sait, on nous ment, on nous vole, on nous spolie, on nous cache tout. Pour d'autres, le bitcoin permet de faire des transactions illégales ou non déclarées, ce qui est bien commode dans certaines activités ou dans certains pays.

La bulle bitcoin

Bitcoin est une bulle spéculative : mais toutes les monnaies, après tout, sont fondées sur des bulles. La seule raison pour laquelle vous gardez dans votre poche des morceaux de papiers aux couleurs criardes sur lesquels sont représentés des monuments inexistants, et la (très laide) signature de Mario Draghi, c'est que vous savez que vous pouvez les utiliser pour toutes sortes de transactions. Et si tous les commerçants les acceptent, c'est parce qu'eux aussi savent qu'ils pourront à tout moment les échanger contre autre chose. La monnaie n'est rien d'autre qu'une convention fondée sur une croyance collective. Sa valeur "intrinsèque" est exactement égale à zéro. Bitcoin ne fait pas exception de ce point de vue.

Le problème de bitcoin est différent : il ne parvient pas à devenir une monnaie parce que son succès l'empêche d'atteindre cet objectif. Son succès et sa rareté organisée en font augmenter le prix, ce qui attire d'autres acheteurs, attirés par la hausse de prix initiale, ce qui fait encore monter le prix; la rareté fait que les transactions à gros montants causent de fortes fluctuations de prix.

Ce genre de tendance fait les délices des amateurs de jeux de hasard et de spéculateurs attirés par la promesse de gains rapides, mais condamne le bitcoin comme unité monétaire. Il paraît que certains vendeurs de pizzas l'acceptent; mais ce n'est pas très pratique d'acheter une pizza avec une unité monétaire dont le prix varie de 30% tous les jours.

Bitcoin, perpétuelle victime de son succès

En Allemagne, pendant l'hyperinflation, les ouvriers achetaient dès leur arrivée à la taverne l'ensemble des bières de leur soirée, et les gardaient sur la table; certes, les dernières bues étaient éventées, mais cela évitait de devoir en racheter d'autres plus chères. L'hyperinflation tend à accélérer les achats, avant que les prix ne montent. La rareté de Bitcoin par rapport à son succès produit l'effet inverse : comme la valeur de mon bitcoin est vouée à monter, je ne l'utilise pas pour faire des achats et je le garde. Plus le bitcoin a de succès, moins il est utile pour faire des transactions, par construction même.

Par ailleurs, sa diffusion et son utilisation croissance ne manqueront pas d'attirer les autorités publiques, qui voudront taxer les transactions en bitcoin et demanderont la mise en place de points de contrôle officiels des transactions; certains utilisateurs, qui n'ont pas envie de perdre une fortune virtuelle lorsque leur disque dur grille, ne seront pas contre.Si bitcoin se normalise ainsi, il est préférable d'utiliser les bonnes vieilles valises de billets traditionnels pour les transactions discrètes que ce système compliqué avec lequel on ne peut pas acheter grand-chose.

La même chose est arrivée aux systèmes d'échange locaux : tant qu'ils restent limités à une petite association d'utilisateurs baba cools qui échangent des cours de musique contre des gardes d'enfants, les pouvoirs publics ne s'en préoccupent pas. S'ils prennent trop d'ampleur et deviennent un moyen d'évasion fiscale et de travail au noir, les autorités s'y intéressent, des tribunaux considèrent que les transactions doivent être taxables comme les autres.

Même le système monétaire de Yap a failli disparaître, lorsque des navigateurs britanniques ont cherché à inonder l'île de pierres pour y acheter des marchandises. Aujourd'hui ce système subsiste, en parallèle avec le dollar. Ce genre de système - et bitcoin ne fait pas exception - ne peut fonctionner qu'à une échelle limitée. A une échelle trop importante, il perd tous ses avantages. Plus Bitcoin a de succès, plus il devient inutilisable.