L'Allemagne, boulet de l'Europe?

L'Allemagne est sous le feu des critiques. Son excédent extérieur courant, après avoir suscité les critiques du trésor américain, fait désormais l'objet d'une investigation par la Commission Européenne. La réaction en Allemagne a été chaque fois particulièrement virulente. La presse s'est déchaînée contre cette "mise au pilori", mettant en cause le chef économiste de la commission européenne Marco Buti : un italien, donc forcément, suspect de menées antigermaniques. Le ministre de l'économie allemand a quant à lui expliqué que l'excédent courant allemand n'était un problème ni pour l'Allemagne, ni pour l'Europe, ni pour le monde, mais au contraire une contribution majeure à la croissance mondiale, et qu'il reflétait la compétitivité allemande et l'appétit mondial pour les produits allemands. Et tout le monde d'y aller sur son couplet moralisateur : comment ose-t-on critiquer le premier de la classe? Veut-on que l'Allemagne devienne médiocre pour réduire sa compétitivité et ses exportations?

déséquilibre chronique

Ces réactions sont prévisibles, tant elles sont typiques des illusions allemandes depuis le début de la crise de la zone euro. Pour commencer, personne ne reproche à l'Allemagne ses exportations et la qualité de ses produits. Les exportations traduisent effectivement la compétitivité des entreprises allemandes; le déséquilibre extérieur courant est lui un symptôme de déséquilibres chroniques à l'intérieur du pays, déséquilibres que l'Allemagne exporte avec autant d'acharnement que ses grosses berlines. Il est temps que la commission européenne se réveille, même timidement; cela fait depuis 2007 que l'excédent courant allemand excède 6% de son PIB, ce qui est le niveau qui est sensé déclencher une enquête de la commission et d'éventuelles sanctions.

Un solde extérieur courant excédentaire signifie des exportations supérieures aux importations; il signifie qu'au lieu d'utiliser les revenus issus des exportations pour acheter des produits à l'étranger, le pays préfère prêter cet argent à l'étranger en y achetant des actifs (titres de la dette publique, maisons, etc). Un solde extérieur courant signifie donc un pays qui exporte des capitaux, donc qui épargne plus qu'il n'investit sur son territoire. Plus généralement, un solde excédentaire signifie un pays qui produit plus qu'il ne dépense, donc un pays qui est incapable d'avoir une demande intérieure égale à sa production. Le pays vit aux crochets de la demande mondiale, faute de pouvoir transformer l'épargne nationale élevée en investissements.

Pourquoi l'épargne est-elle supérieure à l'investissement en Allemagne? Les explications pseudo-sociologiques, sur les allemands-fourmis qui ont besoin d'épargner beaucoup à cause du vieillissement de la population, sont à côté de la plaque. Le premier, c'est que le gouvernement allemand lui-même épargne, en particulier, en réduisant considérablement les investissements publics. L'autre raison de cette épargne élevée tient à la répartition des revenus. Les réformes menées depuis le début des années 2000 ont comprimé les salaires (60% des salariés allemands ont depuis vu leur salaire diminuer...) et donc la part des revenus allant vers les ménages. Cela a aussi accru les inégalités, et depuis un siècle, les économistes ont constaté qu'un solde courant positif pouvait provenir d'une augmentation des inégalités : la consommation des ménages diminue au fur et à mesure que le revenu va vers les ménages à haut revenu, dont la propension à épargner est plus forte. Au fur et à mesure que l'épargne augmente, celle-ci part acheter des actifs à l'étranger, et revient sous forme de demande d'exportations.

Loin d'être le résultat de la compétitivité nationale, l'excédent allemand doit donc tout à des distorsions de politique économique qui tendent toutes à accroître l'épargne nationale et à l'exporter vers l'extérieur. Il en résulte des afflux de capitaux vers d'autres pays, qui financent des bulles d'actifs financiers : subprimes aux USA, bulle immobilière en Espagne et en Irlande, entre autres. C'est le problème des politiques mercantilistes : les excédents des uns ne peuvent exister sans provoquer des déficits chez les autres. La vraie cause de la crise de la zone euro n'est pas tant à trouver du côté du caractère dépensier et inconscient des pays périphériques, que de l'excès d'épargne allemand.

Résorber le déséquilibre

La question n'est pas de savoir qui doit porter le blâme, mais comment sortir de cette situation. Après tout, les allemands en sont les premières victimes; ils subissent des salaires bas, une dépendance forte à la conjoncture mondiale et à ses soubresauts, une productivité qui augmente peu faute d'investissements suffisants, une infrastructure qui se dégrade faute d'investissements publics; et leur épargne est placée dans des bulles financières, qui du coup ne leur rapporte pas. Les premiers bénéficiaires d'une réduction de ces déséquilibres seraient les allemands eux-mêmes, qui pourraient continuer d'exporter tout leur saoul, mais qui au moins bénéficieraient des revenus issus de ces exportations.

Le problème, c'est qu'il est très difficile de résorber ces déséquilibres, pour plusieurs raisons. Le premier mécanisme pourrait être une hausse des salaires, mais l'économie allemande n'est pas une économie planifiée; la politique salariale dépend des choix des entreprises et du fonctionnement du marché du travail. L'introduction d'un salaire minimum pourrait être une piste, mais il n'y a pas grand-chose à en attendre. En pratique, l'Allemagne est comme les autres, un pays qui a bien du mal à réformer son système économique. Elle aussi est un pays irréformable qui pose des problèmes aux autres pays européens.

Et après tout, pourquoi devrait-elle le faire? Il y a un mécanisme, lui aussi bien connu des économistes depuis des siècles, qui résorbe naturellement les excédents et les déficits courants : les phénomènes monétaires. Si un pays excédentaire a un excédent courant élevé, cela va faire monter sa devise, et ainsi, accroître le pouvoir d'achat d'importations des citoyens; cela leur permet de consommer plus et donc de réduire l'écart entre épargne et investissement. Dans une zone de monnaie unique, ce sont les niveaux d'inflation nationaux qui vont jouer ce rôle : il suffirait de quelques années d'inflation à 4% en Allemagne, et 1% dans les autres pays de la zone euro, pour résorber ces déséquilibres. Cela aussi aurait pour effet d'accroître le pouvoir d'achat d'importations des allemands. D'ailleurs, c'est exactement comme cela que l'Allemagne est passée d'un déficit à un excédent courant entre 2000 et 2007; avec une inflation à 1% pendant qu'elle était à 2% dans la zone euro, et 4% en Espagne.

Et c'est là que se situe le vrai problème de l'attitude allemande. Les réactions épidermiques à la baisse de taux de la BCE, teintées de xénophobie (l'économiste allemand Hans-Werner Sinn est allé jusqu'à accuser Mario Draghi de vouloir offrir des chèques en blanc à ses amis méridionaux...), l'attitude des banquiers centraux allemands, aboutit à ce que la politique monétaire en Europe soit bien trop restrictive. L'Allemagne dénie aux autres ce dont elle a bénéficié elle-même, obligeant les pays périphériques à subir une déflation pour que leurs propres situations se résorbent. C'est dans ce sens que l'attitude allemande, entretenue par un déni faisant de la situation économique une fable moralisante, dans laquelle les exportations sont une mesure de virilité et la crise, la conséquence de la paresse des autres, est catastrophique.