L'écotaxe et les shadoks

La pollution routière, un problème simple

Les étudiants de première année d'économie, à l'université, se voient parfois proposer en questions d'examen "comment réduire les conséquences négatives (pollution, encombrements, dégradation du réseau routier...) du transport routier des marchandises?". La réponse pragmatique à donner est "augmenter pour tout le monde les taxes sur les carburants". On peut même détailler un peu la réponse. Une augmentation de la TICPE d'un centime d'euro génère un gain net pour les finances publiques d'environ 100 millions d'euros (voir page 17-18 de ce rapport: le gain de taxe carburants s'accompagne d'une baisse de recettes de TVA liée aux ventes moins importantes), ce qui suggérerait une augmentation de la taxe d'environ 10 centimes d'euro. Pour faciliter la transition, il serait possible de lisser l'augmentation sur une dizaine d'années, à raison d'un centime par an, par exemple. C'est l'application d'un vénérable principe d'analyse économique, pour lequel il y a un vaste consensus parmi les économistes.

Encore des taxes, direz-vous peut-être. Certes, mais l'idée est justement qu'il vaut mieux taxer ce qui est indésirable (la pollution, la congestion routière...) que ce qui est désirable (le travail, l'épargne). Taxer les carburants ne dit rien sur ce que l'on fait des recettes correspondantes. On peut les affecter à l'entretien des infrastructures routières, financer les collectivités locales, ou baisser d'autres impôts aux conséquences négatives, financer une allocation pour les bas revenus (dont certains pourraient être pénalisés par la hausse de taxes), affecter la recette au désendettement public, bref, n'importe quel choix, à la discrétion des priorités du gouvernement.

L'avantage ici est que le coût de perception de l'impôt est très faible. Il faut juste augmenter une taxe existante, donc pas besoin de nouveaux systèmes de collecte; la taxe est prélevée sur une assiette large (tous les utilisateurs de carburant) ce qui permet d'éviter que quelques catégories ne soient fortement pénalisées par sa hausse.

"Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué"

Mais comme le rappelle le célèbre proverbe shadok, ce serait dommage de faire simple quand on peut faire compliqué. La genèse de l'écotaxe poids lourds illustre ce principe de manière caricaturale. Elle trouve son origine dans deux objectifs :

- rendre payantes des routes qui auparavant ne l'étaient pas, mais sans que cela se voie;

- en application du principe NIMBY, repousser la circulation des camions chez les autres.

Il faut le répéter : ce qui est appelé "l'écotaxe" n'est pas une écotaxe; c'est un péage mis en place pour les poids lourds sur les routes auparavant non payantes. Personne ne qualifierait les péages autoroutiers "d'écotaxes" (ni le terme, ni la préoccupation, n'existaient lors de la création des autoroutes payantes en France).  Le terme a été choisi uniquement pour faire passer la pilule auprès du public (dans le cadre général du "Grenelle de l'environnement").L'idée en elle-même de faire payer l'usage des routes n'est pas dépourvue de mérites; Mais des obstacles techniques font qu'il est le plus souvent préférable de choisir d'autres modes de financement des routes, sauf dans des cas bien particuliers (autoroutes, ou péages urbains comme à Londres).

A partir de là, tout a été à l'avenant. Un Partenariat Public-Privé négocié de manière précipitée, dans des conditions douteuses; des statuts dérogatoires accordés en fonction de considérations électoralistes; la copie du système allemand, qui lui-même est fort coûteux, mais qui est surtout chargé de compenser la gratuité des autoroutes dans ce pays; transposé en France, cela fait que l'assiette de la taxe devient trop faible, qu'il faut donc l'appliquer aux transports de 3.5 tonnes; au final, un coût de collecte de la taxe ahurissant, qu'il faudra verser quand même à l'entreprise privée chargée de sa collecte. Il est loin, le temps où l'on guillotinait les fermiers généraux.

Bienvenue en Kludgeocratie

Comment en arrive-t-on à fabriquer de telles usines à gaz? Dans un récent essai consacré aux USA, Steven Teles a qualifié de "kludgeocratie" cette forme de gouvernement de bricolage, qui aboutit à traiter des problèmes simples avec des dispositifs improvisés, créant un système de plus en plus compliqué et au bout du compte ingérable. Cela résulte de l'idéologie - la croyance en un secteur privé toujours plus efficace que le public, et le managérialisme -  et de la multiplication des contraintes imposées à l'action des gouvernements (les PPP résultent de la volonté de dissimuler l'endettement public, limité par les traités européens). Mais aussi la volonté de dissimuler les gagnants et perdants de cette complexité. Il est probable que les conditions léonines d'administration de l'écotaxe n'auraient jamais été dans l'actualité sans le contexte et les manifestations bretonnes. C'est enfin le poids d'une politique déterminée de plus en plus par les cabinets de consultants aux yeux rivés sur les sondages; Il est difficile d'annoncer des taxes sur les carburants lorsqu'on a fait de leur diminution une promesse électorale.

La complexité des normes, dans ce contexte, n'est pas le résultat d'une machine administrative devenue folle, mais d'une idéologie qui au nom de l'anti-étatisme, rend le poids de la réglementation de plus en plus lourd et apporte des bénéfices de plus en plus grands à des intérêts privés. Il est de plus en plus difficile d'en sortir.