Rage contre la machine

Pression sur les salaires

Une récente étude de l'INSEE mettait en évidence un phénomène qui ne surprendra pas grand monde : pour la majorité de la population, le niveau de vie a tendance à baisser. A l'exception des 5% de français les plus riches, le pouvoir d'achat tend en moyenne à stagner, voire à diminuer; et cette tendance devrait continuer. Ce n'est pas une spécificité française : l'OCDE fait le même constat pour ses autres pays membres.

On lit toujours les mêmes explications du phénomène. La crise économique commencée en 2007, l'augmentation du chômage qui en a découlé, les politiques d'austérité des gouvernements qui font augmenter les impôts et baissent les dépenses sociales. La conjoncture économique n'a pas été tendre pour le salarié moyen. Il y a pourtant un problème avec ces explications conjoncturelles. Premièrement, au cours des récessions précédentes, le pouvoir d'achat des ménages n'était pas aussi pénalisé, mais continuait d'augmenter. Deuxièmement, les pressions sur les salaires, la stagnation du pouvoir d'achat pour tous les revenus sauf les plus élevés ne datent pas de la crise, mais ont commencé bien avant, à partir de la fin des années 70.

Ce phénomène est de mieux en mieux documenté par les économistes, qui l'expliquaient par deux raisons principales. Premièrement, l'éducation : la démocratisation scolaire, l'augmentation du niveau de formation de la population, a stoppé ou s'est ralentie; le progrès technologique, de son côté, apportait une prime de plus en plus grande à la formation. Résultat, les écarts de rémunération entre salariés qualifiés et moins qualifiés ont eu tendance à s'accroître. Dans cette perspective, la solution à la stagnation des salaires est simple : investir dans l'éducation, accroître le niveau de formation du plus grand nombre, réformer les systèmes éducatifs pour qu'ils soient capables de former de plus en plus de gens.

La seconde raison invoquée est l'évolution de la fiscalité. Depuis les années 80, la fiscalité des hauts revenus a eu tendance à diminuer. L'idée était de favoriser la croissance économique en incitant les individus les plus productifs à travailler plus, ce qui finirait par bénéficier aux moins riches. Cela ne s'est pas produit. Dans cette perspective, améliorer la situation des salariés passerait par la redistribution - augmenter les impôts des riches pour élever les revenus des autres.

Fiscalité, éducation : les seules différences entre économistes tiennent au poids relatif qu'ils accordent à chacune de ces explications. Mais elles font largement consensus parmi eux.

La technologie contre les salariés

Il y a cependant une autre explication, à chercher dans l'impact des techniques sur le pouvoir dans les organisations. Dans cette perspective, la rémunération des individus dépend de leur pouvoir de négociation, et celui-ci dépend de leur maîtrise de zones d'incertitude - d'être les seuls à contrôler une partie décisive du fonctionnement de l'organisation. Les dirigeants cherchent à contrôler les salariés, et les salariés cherchent à échapper à ce contrôle.

Cette perspective permet par exemple de comprendre pourquoi le télétravail est beaucoup plus développé pour les travailleurs indépendants que pour les salariés - et pourquoi il est de manière générale peu développé. Si l'on prend en compte uniquement les caractéristiques des emplois, on constate que beaucoup d'entre eux pourraient être effectués par les salariés à domicile, ce qui serait plus efficace : moins de transport à accomplir, des salariés qui peuvent s'organiser à leur guise, etc. L'inconvénient par contre est la difficulté à superviser et contrôler les travailleurs, et cette question du pouvoir est plus importante que la simple efficacité organisationnelle. Les open space, dans lesquels il est très facile de contrôler le travail des employés, sont donc bien plus fréquents que le télétravail.

Pendant longtemps, la difficulté de contrôler le travail des salariés imposait aussi aux employeurs de maintenir la motivation de ceux-ci, par des salaires plus élevés. Il existe une abondante littérature économique sur le salaire d'efficience - faute de pouvoir surveiller directement les employés, des salaires un peu plus élevés permet d'acheter leur loyauté et de leur faire craindre un licenciement qui leur ferait perdre ces avantages.

Mais la technologie est venue bousculer tout cela. Comme l'actualité récente l'a montré, les technologies de l'information permettent un degré de surveillance inédit sur les individus. Et le monde du travail n'est pas épargné. Les conteneurs, le suivi des stocks, le contrôle de l'activité des ordinateurs, les caméras de surveillance, permettent un degré inédit de contrôle direct sur l'activité des employés. Il est devenu beaucoup moins nécessaire de motiver les salariés, puisqu'on peut les surveiller directement; cela ne s'applique pas aux hauts dirigeants dont le travail est bien moins facilement contrôlable. Résultat, les salaires des dirigeants d'entreprises explosent, tandis que ceux des employés stagnent ou diminuent.

Ce n'est pas la seule façon dont la technologie pénalise les travailleurs. Selon les économistes Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, dans leur récent livre, le rythme actuel d'évolution des technologies de l'information joue un rôle énorme dans la stagnation du revenu moyen. En rendant des compétences rapidement obsolètes, en concentrant les gains sur un tout petit nombre de personnes (voir l'effectif minuscule d'entreprises comme Facebook ou twitter); et surtout, en biaisant les gains au bénéfice des détenteurs de capital dans les entreprises.

Capital contre travail

Car c'est une caractéristique majeure de l'évolution des revenus depuis une dizaine d'années : la part du capital tend à augmenter, celle du travail à diminuer. Et cela pourrait s'accroître encore : en rendant automatisable des tâches qui nécessitaient jusqu'à présent du travail qualifié, l'évolution des technologies pourrait considérablement attaquer la prime à l'éducation. Que deviendront les enseignants du supérieur lorsque les étudiants pourront suivre en ligne les cours du MIT et y passer des diplômes? Les médecins généralistes, lorsque l'intelligence artificielle et les analyses se substitueront aux diagnostics? Les journalistes face aux systèmes automatiques de sélection de dépêches d'agences? Les traders, face aux logiciels de trading haute fréquence? Dans tous ces métiers et d'autres, la technologie pourrait rapidement déplacer les revenus des travailleurs qualifiés vers les détenteurs de capital; capital physique (machines) et surtout capital immatériel (propriété intellectuelle).

Si ces tendances se confirment, il sera bien difficile de compter sur l'éducation et la formation pour assurer le revenu du plus grand nombre. Il ne restera que la fiscalité, en particulier la fiscalité du capital, et un niveau de redistribution plus élevé qu'aujourd'hui, par exemple sous la forme d'une allocation universelle. En tout cas, il serait particulièrement hasardeux d'espérer que la sortie de crise viendra rétablir la situation pour les salariés.