L'Europe périphérique se vide

Emigration massive en Europe

L'OCDE, dans son dernier rapport, constate que les flux migratoires se sont mis à augmenter l'an dernier, essentiellement sous l'effet de mouvements intra-européens. Traduction : les actifs, en particulier les jeunes, fuient massivement les pays d'Europe périphérique en crise pour aller s'installer ailleurs. Frances Coppola a relevé toute une série d'informations dans ce sens.

En Espagne, 70% des moins de trente ans envisagent de quitter le pays. Alors que pendant la période d'expansion économique, le pays accueillait de nombreux migrants, désormais le solde migratoire est négatif, et la tendance s'accélère, pour atteindre plus de 250 000 personnes par an; un million de départs tous les 4 ans. Un million de portugais aurait quitté le pays depuis 14 ans, 240 000 depuis 2011. 300 000 personnes ont quitté l'Irlande depuis le début de la crise, dont 40% âgés de 20 à 40 ans; des chiffres équivalents à ceux de la grande famine irlandaise au 19ième siècle. 79 000 Italiens ont quitté le pays, là aussi, pour une large part des jeunes actifs; ce chiffre est en hausse d'un tiers par rapport à l'année précédente. La tendance est la même en Grèce. Au total, l'émigration des pays d'Europe du Sud a augmenté de 45% entre 2009 et 2011.

La tendance n'est d'ailleurs pas cantonnée aux pays en crise de la zone euro. 10% des lettons ont quitté leur pays, et là aussi, la tendance s'accélère. La Bulgarie est en train de se vider littéralement de ses habitants, tout comme l'Ukraine.

Ces migrants vont vers les destinations traditionnelles, ou les pays avec lesquels ils ont des liens historiques. Amérique Latine pour les espagnols, anciennes colonies (dont en particulier l'Angola) pour les portugais, Canada, Australie et Nouvelle Zélande pour les irlandais, Etats-Unis pour les italiens. Mais surtout, ils partent en Allemagne. Celle-ci a reçu un million d'immigrants l'an dernier, un chiffre en hausse de 13%.

Ajustement par la population

En partie, c'est un bon signe. Dans une zone monétaire comme la zone euro, les mouvements de population sont un moyen parmi d'autres de résoudre les problèmes posés par des situations économiques différentes entre les pays. Selon la théorie économique, trois mécanismes rendent une zone monétaire possible : des échanges de marchandises importants, des mouvements migratoires entre régions en crise et régions en expansion, et un budget fédéral jouant le rôle d'amortisseur, en prélevant des impôts dans les régions en expansion pour redistribuer dans les régions en difficulté.

Les faibles mouvements de population dans la zone euro étaient vus depuis longtemps comme l'un des principaux obstacles au bon fonctionnement de la zone euro. Aux Etats-Unis, il est facile de quitter le Michigan en crise économique pour aller s'installer au Texas, en expansion. C'est bien plus difficile en Europe, à cause des différences de langue, et de différentes réglementations du marché du travail selon les pays. Les diplômes sont difficilement portables d'un pays à l'autre, tout comme les protections sociales. Apparemment, l'ampleur de la crise dans les pays d'Europe périphérique est telle que ces obstacles sont devenus moins importants. Pour les personnes concernées, la possibilité d'émigrer dans l'Union Européenne est une chance. Il est largement préférable d'être employé en Allemagne que chômeur en Espagne.

Par ailleurs, l'expatriation n'a pas forcément de conséquences économiques négatives sur les pays d'émigration. Les travaux économiques sur la question montrent des effets variés. Pour les effets positifs, l'incitation à se former, l'afflux de revenus dans le pays en provenance des émigrants, et l'effet positif sur l'économie nationale lorsque les émigrants reviennent, ayant acquis compétences, réseaux et capitaux à l'étranger. L'effet négatif, c'est l'absence d'individus dynamiques, susceptibles de créer des institutions efficaces, dans le pays. La combinaison de ces différents effets conduit de nombreux pays à grandement bénéficier de la présence d'une partie de leur population à l'étranger.

Pression sur les systèmes sociaux

Mais ce scénario favorable n'est pas le plus probable pour les pays d'Europe périphérique, pour plusieurs raisons. Ces pays sont déjà surendettés, caractérisés par une croissance au mieux stagnante, au pire un appauvrissement; et des perspectives démographiques très moroses, avec un ratio de dépendance en hausse vertigineuse. Les départs d'actifs, en particulier de jeunes qualifiés et productifs, ne vont faire qu'accroître ces problèmes et mettre en danger les systèmes sociaux nationaux.

Ces systèmes sont fondés sur la solidarité intergénérationnelle : les parents s'occupent des enfants, puis ceux-ci aident les parents lorsqu'ils sont en retraite. Le problème, c'est que le mécanisme principal de la seconde branche de cette solidarité, c'est l'impôt et la redistribution. Cela peut donc créer un cercle vicieux : les départs d'actifs accroissent encore la dette publique, les prélèvements fiscaux et l'austérité budgétaire, poussant encore plus d'actifs à s'expatrier. Les systèmes de santé et de retraite se retrouveraient progressivement démantelés, poussant à leur tour les retraités à quitter leur pays, laissant derrière eux un désert.

Ce genre de problème ne se pose pas à l'intérieur d'un pays. Lorsque les jeunes quittent le Limousin pour l’Île de France, cela ne pose pas de problème pour payer les dépenses de santé et de retraite des anciens qui sont restés: la sécurité sociale française peut toujours prélever des impôts sur les jeunes pour payer les dépenses. C'est même un avantage, car les jeunes sont plus productifs en allant dans les régions dynamiques.

Mais il n'y a rien de tel en Europe : les systèmes de santé et de retraite sont entièrement nationaux. Et face à cela, les départs d'émigrants ne font qu'amplifier les problèmes des pays périphériques. Les expatriés n'enverront pas d'argent à leurs parents restés au pays, partant du principe que le système de retraite national se charge d'eux. Et ils ne reviendront pas : Les fortes croissances de pays comme l'Espagne ou l'Irlande étaient un rattrapage économique, qui ne se reproduira pas.

Il y aurait une solution, en théorie : l'unification budgétaire européenne. Un système européen de retraites, de santé, et d'assurance-chômage. Mais il ne faut pas rêver : outre que les habitants des pays du cœur de l'Europe ne voudront pas payer pour les autres, cela impliquerait un degré de convergence entre les différents systèmes nationaux peu imaginable. Il suffit pour s'en convaincre de voir les débats enflammés que suscite chaque réforme des retraites en France. En attendant, l'émigration réduit un peu la pression sur le marché du travail en Europe périphérique, donnant l'illusion aux dirigeants européens que les choses vont un peu mieux : mais ils sont en train de créer un désert.