Comment taxer les bénéfices des multinationales?

A l'assaut contre l'évasion fiscale

L'évasion fiscale des célébrités fait la une des journaux et suscite des commentaires fiévreux. Pourtant, le vrai problème n'est pas là, mais dans la fiscalité des multinationales. A la demande du G20, l'OCDE a rédigé un rapport sur le sujet, qui devrait nourrir les réflexions d'une réunion des ministres des finances à Moscou ce week-end.

Il faut dire que l'indignation monte. En Grande-Bretagne, les pratiques d'évasion fiscale de Google, Starbucks ou Amazon ont créé un scandale national. Quoi que l'on pense sur ce sujet, chacun peut trouver aberrant que le taux moyen d'imposition sur les bénéfi ces des multinationales soit aussi faible, alors qu'il est élevé et augmente pour les entreprises nationales et les citoyens; et se poser des questions sur un système international qui organise une course au moins-disant fiscal, faisant baisser ces taux moyens partout. Le problème va-t-il enfin être traité sérieusement? ce n'est pas certain.

Les prix de transfert et le principe de pleine concurrence

Pour comprendre pourquoi les multinationales paient si peu d'impôts sur les bénéfices, il est nécessaire de se plonger dans les principes généraux qui déterminent la fiscalité des multinationales. Depuis les premières discussions internationales sur le sujet dans les années 20, c'est le principe de pleine concurrence (arm's length principle) qui s'applique. L'idée est la suivante : lorsque deux filiales d'une même entreprise situées dans deux pays différents effectuent une transaction, elles doivent agir comme si elles étaient deux entités autonomes.

Supposons par exemple qu'une entreprise agro-alimentaire française soit propriétaire d'un élevage de saumons en Ecosse. Si le taux d'impôt sur les bénéfices est faible en Ecosse, elle pourrait déclarer acheter ses saumons à sa filiale écossaise à un prix de transfert très élevé; de cette façon, la maison-mère française enregistre des pertes et la filiale écossaise des bénéfices qui sont faiblement taxés. Avec le principe de pleine concurrence, cette technique est interdite : le prix déclaré du saumon écossais acheté par la société française doit être le prix qu'elle aurait payé si elle avait fait appel à un fournisseur écossais extérieur, le prix du marché. L'OCDE publie régulièrement des recommandations sur la façon dont ce principe général peut être appliqué à diverses situations.

Les limites du principe de pleine concurrence

Ce principe fonctionne bien pour l'entreprise multinationale traditionnelle, intégrée verticalement dans différents pays. Mais, comme le constate John Kay, il est de plus en plus inadapté à la réalité des entreprises globales d'aujourd'hui.

Imaginons un cas assez banal: une entreprise britannique fait fabriquer en Belgique un médicament inventé dans un laboratoire de recherche allemand, qui sera commercialisé aux USA à un prix supérieur à son coût de production. Dans quel pays ce profit est-il réalisé? Il n'est pas facile de répondre à cette question, mais une chose est certaine : ce n'est pas dans les Bermudes, dans lesquelles se trouve une société qui détient le brevet sur le médicament, et à laquelle toutes les filiales paient des royalties.

De la même façon, chaque café Starbucks doit payer 6% de son chiffre d'affaires à une société située aux Pays-Bas au titre de l'utilisation des propriétés de la marque. De nombreuses marques de whiskies écossais versent aussi des redevances à une filiale aux Pays-Bas; lorsque vous achetez un produit chez Amazon, vous passez commande auprès de la filiale luxembourgeoise du groupe. Même le groupe U2 gère ses affaires financières depuis les Pays-Bas.

La valeur de la marque Starbucks vient précisément de ce que tous les cafés de la marque partagent des expériences et des techniques; elle est créée partout, et nulle part en particulier. Lorsque vous téléchargez un logiciel Microsoft, celui-ci est peut-être situé sur un serveur en Irlande, mais la profitabilité de l'entreprise vient du grand nombre de personnes qui utilisent son logiciel qui crée des effets de réseau.

Le principe de pleine concurrence suppose de déterminer des prix de marché pour des choses qui ne peuvent pas en avoir, et suppose d'imaginer des entités séparées dans des activités dont la rentabilité repose précisément sur l'absence de séparation. Pas étonnant dans ces conditions que les entreprises profitent du système.

Le système de formule de répartition

 Ces questions ne sont pas ignorées. En France, on réflechit à la fiscalité des entreprises du numérique. L'OCDE s'est penchée sur l'application du principe de pleine concurrence au commerce électronique. Mais ces solutions relèvent trop souvent de la rustine, se limitent à quelques activités et cas particuliers, et ne font que rajouter de la complexité aux règles internationales de fiscalité, dans laquelle peuvent s'engouffrer les entreprises et leurs avocats fiscalistes.

Certains préconisent d'abandonner complètement le principe de pleine concurrence, et de le remplacer par le système qui prévaut aux Etats-Unis pour réguler la fiscalité entre états : un système de formule de répartition. Le mécanisme en est le suivant : on prend le bénéfice mondial de la firme. Pour savoir quelle part de ce bénéfice doit être attribuée à un Etat particulier, on détermine la part des activités de l'entreprises qui se font dans celui-ci. Cette part d'activité est calculée sur la base d'une formule qui prend en compte les salaires versés, les ventes et les actifs.

Ce système supprimerait les méthodes utilisées actuellement par les entreprises : localiser une société boîte aux lettres à un endroit à faible fiscalité n'aurait plus aucun intérêt. L'impôt sur les bénéfices français de Facebook, dans cette logique, serait déterminé par la proportion d'utilisateurs français, et la part des ventes réalisées en France de l'entreprise. L'impôt de Starbucks et de U2 aux Pays-Bas serait déterminé grâce respectivement au nombre de cafés et aux ventes de musique du groupe dans ce pays.

Obstacles en vue

Pour l'OCDE, un système de formule de répartition devrait démontrer sa validité théorique et sa capacité à convaincre les gouvernements d'appliquer une formule commune pour remplacer le principe de pleine concurrence. Sur le premier point, c'est plutôt le principe de pleine concurrence qui devrait démontrer sa validité théorique: le moins qu'on puisse dire est que ses failles semblent de plus en plus béantes.

Le second problème est par contre bien plus délicat. Le principe de pleine concurrence fait consensus parce qu'il existe; le remplacer par une formule affectant les recettes fiscales en proportion des effectifs, des actifs et des ventes ferait des gagnants et des perdants; de nombreux pays risquent de vouloir appliquer la formule qui les avantage. Du coup, soit les entreprises seront taxées plusieurs fois sur le même bénéfice, soit des pays continueront d'attirer la matière fiscale en adoptant une formule à leur avantage. Les différentes règles fiscales et comptables nationales poseraient aussi problème : si les différences sont limitées à l'intérieur des USA, ce n'est pas le cas entre pays de l'OCDE.

L'expérience historique ne rend pas optimiste. Au début des années 70, la Californie a tenté d'appliquer sa formule aux bénéfices mondiaux des multinationales britanniques; il en a résulté un conflit aussi discret que virulent entre USA et Grande-Bretagne, qui s'est conclu par la victoire des britanniques; le système est resté depuis lors cantonné aux USA.

Pourtant, l'intérêt de ce système serait évident, au moins à l'intérieur de l'Union Européenne; mais comme sur d'autres sujets, l'harmonisation fiscale y reste un sujet d'incantations. On préfère crier haro sur les méchants paradis fiscaux, en oubliant que les vrais paradis fiscaux sont à l'intérieur des pays riches, bien plus que dans des îles exotiques.

Comme beaucoup d'autres sujets, la seule façon de résoudre le problème d'évasion des multinationales passe par un degré accru de coordination entre pays, qui limite la souveraineté des gouvernements nationaux sur l'un des sujets les plus sensibles, les recettes fiscales. L'indignation croissante suscitée par les faibles impôts payés par les multinationales pourrait servir de déclencheur; il est permis d'être sceptique.