Désindustrialisation : de quoi avons nous vraiment besoin?

Un lecteur a réagi au post consacré au fétichisme sidérurgique en demandant "mais dans ce cas, on va réindustrialiser avec quoi alors"? Mais est-ce la bonne question à se poser?

Que voulons-nous?

 Si l'on demandait aux gens ce dont ils ont besoin, il est peu probable que la demande porte sur des biens matériels, ou des produits manufacturés. Un téléphone, un téléviseur de plus, sont secondaires par rapport au fait de pouvoir passer une retraite en bonne santé; la perspective d'emplois agréables et valorisants pour eux et leurs enfants. En France actuellement on ajouterait probablement la question du logement; mais s'il y a beaucoup de causes à la crise du logement nationale, la pénurie de poutrelles d'acier et autres matériaux de construction n'en fait pas franchement partie.

En somme, nous avons besoin avant tout de services. Le vieillissement de la population accroît le besoin de services pour les personnes âgées. Nous avons besoin d'être soignés, et de bénéficier d'un personnel suffisant dans les services de santé pour ne pas y être traité de manière inhumaine. Pour avoir un emploi agréable et valorisant, nous avons avant tout besoin d'éducation et de formation - un diplôme reste la meilleure protection contre le chômage et pour un meilleur salaire. Et cela tombe très bien : les emplois qui satisfont nos besoins sont aussi ceux que nous avons envie d'exercer. Les métiers de la santé et de l'éducation sont parmi les plus valorisés.

Il y a deux raisons supplémentaires de considérer que nos besoins supplémentaires vont vers plus de services et moins de ces produits manufacturés dont nous sommes saturés. La première est le coût environnemental de l'accumulation de biens matériels. La seconde, bien documentée par les psychologues, est le fait que nous avons tendance à surestimer la satisfaction que nous apportera l'achat d'une chose - et donc à être déçus.

L'emploi suit nos besoins

On a tendance à expliquer la diminution de la part de l'industrie dans l'activité totale par les délocalisations, le transfert de la production industrielle des pays riches vers les pays émergents. Mais cela n'est qu'un épiphénomène : comme l'indique une récente étude de McKinsey sur l'industrie, l'emploi diminue dans l'industrie au niveau mondial. La productivité manufacturière ne cesse d'augmenter, bien plus vite que la demande de produits manufacturés.

Le vrai problème de la "réindustrialisation" est celui-là : nous n'avons pas tant besoin de produits manufacturés supplémentaires que de services. Nous n'avons pas tellement envie d'aller travailler dans l'industrie, mais plutôt dans les services. Aucune politique industrielle ne pourra changer cette situation, et il n'est d'ailleurs pas souhaitable de la changer. L'industrie suit la route de l'agriculture, qui occupait les deux tiers de la population il y a 150 ans, et moins de 5% de celle-ci aujourd'hui, tout en produisant beaucoup plus.

Schizophrénie, ou sexisme?

Mais nous sommes complètement schizophrènes par rapport à cette évolution. D'un côté, nous consommons des services et souhaitons travailler dans les services et les professions intellectuelles; mais les disparitions d'emploi dans l'industrie sont systématiquement vues comme des catastrophes; et les créations d'emploi dans les secteurs des services qui correspondent réellement à nos aspirations sont vues avec suspicion. La hausse de notre consommation de soins de santé est inquiétante, elle creuse le trou de la sécurité sociale. L'augmentation du nombre de professeurs va augmenter les déficits publics.

On pourrait penser que le problème vient de ce que ces métiers de services dont nous avons besoin sont financés, en partie ou totalement, par la dépense publique. Mais cet argument ne résiste pas à l'examen : l'augmentation du nombre d'avocats, de juristes, de notaires, de coiffeurs, de vendeurs, d'assistants de direction, de gardes d'enfants, n'est pas franchement mieux perçue. Au mieux, on dit qu'il s'agit de métiers peu utiles, au pire, de "petits boulots". Une société ne peut pas vivre qu'avec des gardes d'enfants et des coiffeurs, dit-on; certes, pas plus qu'une société ne peut vivre en produisant exclusivement des lingots d'acier.

Une grille de lecture est plus pertinente : celle du sexisme. Les soi-disant "bons emplois" qui disparaissent sont immanquablement des emplois très largement masculins. Les "mauvais emplois" dont l'apparition est dénigrée sont systématiquement des emplois féminins. Cela vaut d'ailleurs aussi à l'intérieur des catégories "industrie" et "services". La disparition de l'emploi dans la production textile (très féminisée) s'est faite avec bien moins de vagues que dans l'automobile ou la métallurgie. La recherche et développement est bien plus valorisée que l'enseignement, le BTP bien plus "indispensable" que la garde d'enfants. La nostalgie industrielle est largement celle de la société patriarcale, dans laquelle l'homme ramène la pitance à la maison, et la femme est cantonnée à des activités subalternes.