Etats-Unis : qui a peur de la "falaise fiscale"?

"Falaise fiscale américaine" : vous n'avez pas fini d'en entendre parler d'ici la fin de l'année. Vous entendrez que si le Congrès et le gouvernement américain ne s'entendent pas très vite, cela entraînera une catastrophe économique, une récession majeure aux Etats-Unis, qui pourrait accroître encore les difficultés de l'Europe, et même de l'économie mondiale. Les médias n'aiment rien tant que ce genre d'histoire dramatique qui met un peu de piquant dans des sujets d'ordinaire extrêmement ennuyeux - les finances publiques.

La falaise fiscale, qu'est-ce que c'est?

La "falaise fiscale" est entrée dans l'actualité en début d'année, lorsque le président de la Fed Ben Bernanke a utilisé ce terme pour caractériser un ensemble de hausses d'impôts et de baisses des dépenses publiques qui, si rien n'est fait pour changer les lois actuelles, doivent arriver toutes en même temps le premier janvier 2013. Il s'agit, pour les principaux éléments, de :

- La fin des baisses d'impôt initiées par le président Bush. Celles-ci, initialement, ne devaient être en place que jusqu'en 2010, mais pour éviter une hausse soudaine d'impôts en pleine récession, ont été prolongés en 2011 et 2012. Cette année encore, la loi actuelle prévoit leur arrêt.

- la fin d'un ensemble d'allègements de charges sociales mises en oeuvre par le président Obama, qui avaient pour but de soutenir l'emploi pendant la récession, et l'arrêt de toute une série d'allocations chômage.

- les conséquences de la négociation de l'an dernier sur le plafond de dette publique. Les parlementaires avaient alors programmé une série de baisse de dépenses automatiques qui devaient intervenir le premier janvier 2013, faute d'accord sur la réduction des déficits. Ces baisses de dépenses incluent à égalité des baisses de dépenses militaires (que les républicains veulent éviter) et de dépenses sociales (que les démocrates veulent éviter). L'idée était alors de pousser les deux camps à s'entendre en créant une alternative très désagréable pour les deux camps. Sauf que cette alternative est en train d'arriver.

- Toute une série d'autres hausses d'impôt et de baisses de dépenses automatiquement déclenchées en début d'année 2013, liées en particulier à la mise en oeuvre de la réforme du système de santé votée pendant le mandat précédent.

La fureur de vivre

Si tout cela est mis en place, cela revient à un plan d'austérité budgétaire massif aux Etats-Unis pour 2013, des hausses de taxes et des baisses d'impôt très fortes. L'office de prévision du Congrès américain prévoit que ces mesures, si elles auraient pour effet de réduire le déficit public sur le long terme, provoquerait une violente récession pour l'économie américaine en 2013, de l'ordre de plus d'un point de PIB. A un moment ou l'Europe entre aussi en récession, et ou l'économie américaine est loin d'être sortie de la crise des subprimes, avec un chômage élevé, ce n'est vraiment pas opportun. C'est le message qu'avait voulu faire passer Ben Bernanke.

La situation est assez simple : personne, ni les démocrates, ni les républicains, ne veulent que cela arrive. Mais chaque camp a une vision différente de la façon dont ils veulent en sortir. Les républicains veulent maintenir les baisses d'impôt de Bush, et sont sous la pression de leurs radicaux, qui ont conduit nombre d'entre eux à signer un engagement solennel de ne voter pour aucune hausse d'impôts. Les démocrates ne veulent pas que l'on taille dans les programmes sociaux pour maintenir des impôts bas pour les plus riches. Pour mettre un peu plus d'ambiance, en même temps, on se rapproche du "plafond maximum de dette publique" qui avait déjà causé un psychodrame et valu aux Etats-Unis une dégradation par les agences de notation.

Les deux camps jouent donc au jeu rendu célèbre par le film "la fureur de vivre" : foncer en voiture vers une falaise, sauter de sa voiture au dernier moment, pour que ce soit l'adversaire qui craque et saute de sa voiture en premier. Avec le risque de sauter trop tard et que les deux adversaires tombent dans la falaise. Les théoriciens des jeux appelent celui-ci le "jeu de la poule mouillée". Il a servi entre autres à analyser des situations de crise comme celle des missiles de Cuba, et été étudié par le prix Nobel Thomas Schelling.

Dramatiser la situation

Dans ce genre de négociation, chaque camp souhaite faire craquer l'autre. Pour cela, différents types de mouvements sont nécessaires :

- dramatiser la situation, insister sur l'extrême gravité de ce qui va se produire en l'absence d'accord. Cela effraie l'adversaire et l'incite à vouloir limiter les risques.

- se présenter comme totalement déterminé, y compris en apparaissant comme irrationnel. Si l'adversaire pense que je ne vais pas renoncer, il préférera au dernier moment laisser tomber plutôt que de prendre le risque de la catastrophe.

C'est ce jeu que l'on observe en ce moment: des articles distillés dans la presse insistant sur le caractère catastrophique d'un échec, la menace que représente la "falaise fiscale". Et dans le même temps, des déclarations dans chaque camp pour se déclarer serein, déterminé, et prêt à aller jusqu'au bout s'il le faut. Le tout dans une tension entretenue par les médias, ravis d'avoir une histoire dramatique à raconter.

Pétard mouillé

Le problème, c'est que la réalité de la situation n'est pas tout à fait celle d'une crise des missiles, et que la métaphore de la falaise est trompeuse. Le premier janvier, faute d'accord, en pratique, la loi change, mais il ne se passe rien. Les hausses d'impôt ne doivent être payées que plus tard, pas instantanément. Le gouvernement peut, comme il l'avait fait lors de la négociation sur le plafond de la dette, maintenir les dépenses en attendant. En somme, les Etats-Unis ne vont pas plonger dans l'abîme le premier janvier faute d'accord.

La situation est même plutôt favorable aux démocrates, car la fin des allègements d'impôts Bush placeraient les impôts à un niveau supérieur à celui qu'ils souhaitent (ils souhaitent maintenir ceux-ci pour les revenus inférieurs à 300 000 dollars annuels, et les augmenter pour les autres). Ils seraient donc placés en position de force, pouvant se présenter comme ceux qui veulent faire des avancées face à l'intransigeance de leurs adversaires. Les économistes proches des démocrates ne cessent de répéter que ceux-ci peuvent se permettre d'aller au delà de la "falaise" qui n'en est pas vraiment une.

Ils ont raison sur le fond, et il est fort probable que le jeu se terminera par une négociation plutôt à l'avantage de la position des démocrates. Au grand dam des commentateurs qui voudraient bien à la fois pouvoir raconter une histoire avec du suspens, et en profiter pour donner leur avis sur ce qu'il faut faire pour réduire la dette, si seulement on voulait bien les écouter. L'affaire de la falaise fiscale produira beaucoup de bruit et de fureur, mais pour pas grand chose.

Mais on ne sait jamais. La caractéristique d'un jeu de la poule mouillée, c'est qu'il y a toujours la possibilité que les choses dérapent. et rendent d'un coup la situation bien plus dangereuse, et bien plus intéressante.