Chine : la fin du travail bon marché

Cette semaine, avec le 18ème congrès du parti communiste chinois, les médias se focalisent sur le renouvellement des dirigeants de ce pays. Mais l'information la plus importante est peut-être à trouver dans le dernier numéro du Journal of Economic Perspectives, qui consacre un dossier à la Chine: discrètement, l'ère du travail chinois bon marché est en train de s'achever.

Choc de compétitivité

Dans un article très détaillé, les économistes Hongbin Li, Lei Li, Binzhen Wu et Yanyan Xiong montrent qu'au cours  des 15 dernières années, les salaires réels chinois ont considérablement augmenté. Entre 1978 et 1997, cette hausse a été presque nulle : le salaire annuel urbain chinois est passé de 1004 dollars à 1026 dollars. Mais depuis, les salaires chinois ont explosé: en 2010, ce salaire moyen est passé à 5487 dollars, soit une augmentation de presque 14% par an, supérieure au taux de croissance du pays sur la période (12.7).

Si cette hausse avait été compensée par une hausse de la productivité du travail, le travail chinois aurait conservé sa compétitivité. Les auteurs montrent que ce n'est pas le cas : les salaires chinois ont augmenté plus vite que la productivité du travail dans le pays.

On s'énerve beaucoup ces derniers temps sur la compétitivité française, mais la Chine a subi, au cours des 15 dernières années, une perte de compétitivité bien plus importante que la nôtre. Le salarié chinois est désormais payé comme aux Philippines ou en Thaïlande, et coûte bien plus cher que le travailleur indien ou indonésien. Et l'écart se creuse de plus en plus, au fur et à mesure que les salaires augmentent plus vite que la productivité chinoise.

Un nouveau contexte

Comment s'explique cette perte de compétitivité du travail chinois? Les auteurs identifient trois causes.

- des facteurs institutionnels : la privatisation de nombreuses entreprises publiques et la création d'un marché du travail dans les années 90. Auparavant, les salaires étaient fixés par le plan, au sein d'entreprises publiques, à un niveau extrêmement bas. Ce système a disparu, avec d'abord la possibilité offerte aux entreprises de moduler les salaires en fonction des performances individuelles, puis par le licenciement de millions de salariés des entreprises publiques non rentables, qui se sont déplacés vers les entreprises privées. Cela a créé un marché du travail en Chine, conduisant les entreprises à élever les salaires pour pouvoir continuer d'attirer de la main d'oeuvre.

- les changements démographiques : la Chine a bénéficié pendant des années d'un dividende démographique, avec une forte natalité (5.2 enfants par femme, sauf pendant le grand bond en avant et ses millions de victimes) jusqu'à la mise en place de la politique d'enfant unique en 1979. résultat : une très forte hausse de la part de la population en âge de travailler par rapport à la population totale, donc un afflux massif de main d'oeuvre qui maintenait bas le niveau des salaires.

Ce phénomène a fortement ralenti à partir de la fin des années 90; la population active a atteint son maximum en 2011 et la population totale du pays pourrait commencer à diminuer à partir de 2015. La démographie exerce désormais une pression à la hausse sur les salaires.

- La fin des migrations internes : ce qui maintenait bas le niveau des salaires dans les industries exportatrices chinoises était aussi l'exode rural, l'arrivée massive des "migrants" des campagnes vers les villes industrielles. Ces afflux de travailleurs aisément exploitables (le statut de "migrant interne" les laissant en pratique à la merci des employeurs) exerçait là encore une pression à la baisse sur les salaires. Or ces migrations internes deviennent de plus en plus difficiles, et les chinois des campagnes sont de moins en moins désireux de se déplacer vers les grandes villes côtières. Cela ne fait qu'amplifier la pénurie de main d'oeuvre dans les villes, donc la hausse des salaires.

La fin d'une époque

En somme, c'est la fin de la Chine se développant rapidement par l'exportation et les bas salaires. Ce qui pourrait avoir des conséquences considérables : les délocalisations vers la Chine pourraient s'arrêter aussi vite qu'elles ont commencé. Si les tendances de la dernière décennie se poursuivent, le salaire dans l'industrie chinois pourrait atteindre 20 000 dollars par an dès 2020. Cela ne signifie pas la fin de la croissance chinoise, mais celle-ci ne pourra alors se maintenir que si le pays change considérablement son système productif. L'image d'Epinal des hordes de salariés chinois sous-payés est en tout cas en voie de disparition rapide.