Trois ans de crise de la zone euro

Le 19 octobre 2009, le tout nouveau ministre des finances grec, Georges Papaconstantinou, annonçait discrètement à ses homologues européens qu'il venait de découvrir un problème: le déficit public grec était trois fois plus élevé que ne le disaient les statistiques officielles, à 12.5% du PIB. La crise qui a suivi cette annonce dure encore, est l'objet principal d'un énième sommet européen en ce moment même. 

Pourquoi les difficultés budgétaires de la Grèce - endémiques dans ce pays depuis sa création au 19ième siècle - ont-elles eu de telles conséquences? Comment ce pays représentant 2% du PIB européen a-t-il pu générer une crise existentielle pour la zone euro?

Si vous suivez le sujet, vous connaissez la réponse conventionnelle : la Grèce a révélé des problèmes majeurs dans la zone euro, en particulier l'absence de coordination des politiques budgétaires, économiques et bancaires nationales. Cette absence de coordination a causé des déséquilibres en pagaille - déficits publics insoutenables en Grèce et au Portugal, bulles immobilières et crise bancaire en Espagne et Irlande, perte de compétitivité en France et en Italie par rapport à l'Allemagne. La Grèce a été le canari dans la mine de charbon, le révélateur de ces problèmes.

Ensuite, les solutions proposées divergent. Pour les eurosceptiques, c'est la preuve qu'ils avaient raison depuis le début, que l'euro n'est pas viable, et il faut en sortir le plus vite possible. Pour les autres - c'est le chemin suivi, cahin-caha, par les dirigeants européens - c'est la preuve qu'il faut compléter l'union monétaire par une union budgétaire, une union bancaire, une union économique, dont les modalités se définissent au fur et à mesure, au rythme de sommets, de traités et de dispositifs aux sigles incompréhensibles (TSCG, EFSF, EMS, LTRO, OMT, 6-pack, 2-pack, j'en oublie certainement).

Comme toutes les réponses conventionnelles, celle-ci comporte une part de vérité, mais n'est pas assez discutée et contestée. Car après tout, pourquoi une monnaie unique supposerait-elle inéluctablement une union économique, une union bancaire, des politiques budgétaires harmonisées, et des mécanismes de solidarité budgétaire entre Etats?

Ce n'est pas une condition nécessaire : cela n'existait pas à l'époque de l'étalon-or qui faisait de l'or une monnaie unique mondiale. De nombreux pays fixent la parité de leur devise par rapport au dollar (Chine, Hong Kong par exemple) sans ces mécanismes. Tous les pays de la zone franc CFA sont dans ce cas par rapport à la zone euro. Le Monténégro utilise l'euro sans être membre de l'Union Européenne (et son système politique et institutionnel est largement aussi défaillant que celui de la Grèce). Ce n'est pas non plus une condition suffisante, car la capacité du gouvernement allemand et des institutions européennes à imposer des changements de politique en Grèce ou en Espagne est limitée, même avec tous les traités du monde.

Et même dans une union achevée - les USA - on n'agit pas comme l'ont fait les gouvernements européens. Il existe un budget fédéral et des budgets des Etats, et si par exemple demain la Californie fait défaut sur sa dette, c'est une affaire entre elle et ses créanciers: aucun soutien fédéral particulier n'est garanti.

Voici dès lors ce qu'aurait dû être la réaction normale aux difficultés grecques. La Grèce, comme de multiples gouvernements en défaut avant elle, aurait dû faire appel au FMI. Celui-ci aurait alors mis en place un de ses plans habituels d'ajustement structurel. Vues les circonstances, cela n'aurait pas suffi: la Grèce aurait très vite fait défaut sur une bonne partie de sa dette, se retrouvant exclue durablement des marchés financiers. Une issue pas très plaisante pour les grecs, mais infiniment moins douloureuse que la situation dans laquelle ils se sont retrouvés, et surtout, on aurait évité de transformer un problème local en problème pour l'Europe toute entière.

Au lieu de cela, les européens se sont précipités au "secours" de la Grèce et ont cherché à donner un rôle périphérique au FMI. On ne sait pas très bien pourquoi. Certains disent que Nicolas Sarkozy ne voulait pas que Dominique Strauss-Kahn, président du FMI et futur candidat supposé à la présidentielle française, puisse se présenter en sauveur de l'Europe. Ou que les allemands de la BCE craignaient une ingérence du FMI, qui aurait alors critiqué la politique monétaire trop restrictive de celle-ci. Ou, qu'un défaut grec aurait posé de redoutables problèmes aux traités européens:

Ces raisons ont peut-être joué, mais il y en a une plus profonde: l'Europe a toujours fonctionné comme cela. Depuis Monnet et Schumann, toute crise est perçue comme un levier qui va permettre d'aller encore plus loin dans l'intégration et la constitution d'une Europe unie. Le réflexe qui a saisi tous les dirigeants européens face à la crise grecque - comment pourrions-nous aider? - est consubstantiel à la construction européenne. Résultat, au lieu de subir les pertes liées à la situation grecque, les européens ont fait de la crise grecque une crise générale sur la zone, exacerbant les conflits : entre pays créditeurs et débiteurs, entre gouvernements et opinions publiques, entre citoyens et institutions européennes.

 

Le graphique ci-dessus est l'un des plus utilisés dans les présentations et analyses sur la crise. Il indique la convergence des taux d'intérêt dans la zone euro au moment de la constitution de celle-ci, puis la divergence à partir de la crise financière. Pourquoi cette convergence est-elle survenue au moment du passage à l'euro? Après tout, aux USA, une zone monétaire intégrée, les taux d'intérêts supportés par les différents Etats sont très variables. Pourquoi en a t'il été autrement en Europe? Précisément, à cause de cette garantie implicite. Une différence de taux reflète normalement une prime de risque. Mais pour les investisseurs, le risque spécifique avait disparu parce qu'ils considéraient qu'implicitement, jamais l'Union Européenne ne laisserait un de ses Etats membres faire défaut.

Mais cette garantie implicite a un prix, décrit par l'économiste Dani Rodrik sous forme d'un "triangle d'incompatibilité". Il est impossible d'avoir simultanément la souveraineté nationale, la démocratie, et une intégration économique poussée. Dès lors que suite à la crise l'Europe va vers plus d'intégration économique, cela implique d'aller à l'encontre des souverainetés nationales ou des volontés populaires, exprimées par la démocratie.  Chacun peut voir le processus à l'oeuvre en ce moment même.

C'est que le degré d'intégration économique nécessaire au fonctionnement de la zone euro implique désormais des abandons de souveraineté considérables. L'abandon de la souveraineté monétaire, lors du passage à l'euro, n'était pas si important : les banques centrales nationales étaient déjà indépendantes et aux yeux des citoyens, l'impact des politiques monétaires est lointain et abstrait. Les contraintes budgétaires du traité de Maastricht-Amsterdam semblaient limitées, et de toute façon, avaient été vidées de leur substance.

Aujourd'hui, à un contrôle budgétaire accru, on ajoute une union bancaire, qui pourrait menacer les systèmes de relations nationales privilégiées entre banques, entreprises et régions (comme en Allemagne ou en espagne). Une union bancaire, si elle a une substance réelle, implique non seulement un régulateur bancaire unique en Europe, mais aussi un mécanisme d'assurance européen en cas de défaut. Il s'agit en pratique d'une union budgétaire puisque cela signifie que les mécanismes européens viendraient se substituer aux Etats en cas de faillite bancaire.

Et ce n'est potentiellement qu'un début: tout ce qui est susceptible de causer des décalages de compétitivité entre états membres de la zone euro peut potentiellement faire l'objet d'une intégration européenne. Cela implique une assurance-chômage européenne, des systèmes de retraites harmonisés, une libéralisation concertés des marchés du travail, un éventuel salaire minimum européen, etc. En bref, ce qui constitue le coeur des politiques publiques, ce qui fait et défait les gouvernements, est désormais susceptible de passer sous contrôle européen.

Il est alors logique que les gouvernements soient réticents face à de telles pertes de souveraineté. Et que les négociations soient très heurtées. C'est pour cela que l'acteur majeur de la crise en Europe est la Banque Centrale Européenne, qui instrumentalise la pression des marchés et maintient en pratique un degré de tension suffisant pour obliger les gouvernements à aller dans le sens d'une intégration économique qui lui convient, même si cela va à l'encontre des souverainetés nationales et de la démocratie.

La récente annonce de son président, qui a précisé en aout que la BCE ferait "tout le nécessaire" pour sauver la zone euro, puis a indiqué que ce nécessaire ne se ferait que si les Etats soutenus acceptent de se soumettre aux règles qui lui conviennent, tout cela est clair: la BCE mène désormais le jeu et pousse les gouvernements européens vers une forme d'Europe intégrée qui lui convient. Au passage, la souveraineté grecque n'est plus qu'un lointain souvenir. Mais on l'oublie aussi, la souveraineté des allemands, qui réalisent que la politique de la BCE est bien éloignée de la politique fantasmée d'une super-Bundesbank, et qui découvrent que l'intégration économique est un mécanisme élaboré dans lequel les pays créditeurs - c'est à dire eux - doivent accepter des transferts permanents et illimités vers les pays débiteurs. La reproduction à l'échelle de l'Europe de ce qui prévaut entre les anciennes RFA et RDA: on comprend qu'ils soient réticents.

Aux USA, le triangle de Rodrik a été résolu en supprimant les souverainetés des états. Les gouverneurs du Wisconsin ou de l'Iowa n'ont pas beaucoup de pouvoirs et de marges de manoeuvre, mais les citoyens américains peuvent, dans une certaine mesure, contrôler lors des élections le pouvoir fédéral à Washington. Rien de tel dans l'Europe d'aujourd'hui, dont le budget est, et restera, dérisoire, et dont les institutions restent extrêmement peu démocratiques et perçues comme lointaines.

Résultat, les forces centrifuges s'accumulent en Europe. Les extrémistes progressent en Grèce. La progression de l'intégration dans la zone euro crée un décalage avec les pays européens hors euro, qui pourrait précipiter la fin du marché unique et le départ de certains d'entre eux, à commencer par la Grande-Bretagne. La libre circulation des personnes et Schengen sont de plus en plus contestés. En d'autres termes, le sauvetage de l'euro revient à détruire ce qui fonctionne pour sauver ce qui ne fonctionne pas.

Lorsque le prix Nobel de la Paix a été remis, vendredi dernier, à l'Union Européenne, le premier ministre belge, Elio Di Rupo, s'est réjoui et a rappelé que la Belgique avait toujours été "un précurseur et une inspiration" pour le processus d'union européenne. Deux jours plus tard, ironiquement, les autonomistes flamands de la NVA emportaient une large victoire aux élections belges, sur un programme visant au minimum, à réduire drastiquement les transferts de la Flandres vers la Wallonie : on ne saurait mieux exprimer les menaces sur l'intégration européenne. En Catalogne, la crise économique causée par le passage à l'euro pousse à un referendum sur l'indépendance. Les forces centrifuges sont à l'oeuvre.

Jusqu'à présent, elles ont été contrôlées : les gouvernements européens ont su, dans le triangle de Rodrik, mettre de côté les aspirations populaires. Sans nul doute, lors du sommet de ce week-end, ils progresseront un peu. Les dernières actions de la BCE ont remisé le risque existentiel qui pesait sur la zone euro; à la fin du sommet, les commentateurs discuteront des avancées, du caractère soutenable de l'ensemble, et s'inquiéteront des manifestations ici ou là.

Mais il sera de plus en plus difficile de continuer à prétendre, comme l'a par exemple fait le gouvernement français lors du vote sur le traité européen, que cela n'implique pas de perte de souveraineté. Tôt ou tard, il faudra soumettre aux citoyens européens un vrai choix, entre plus d'intégration économique en contrepartie d'une démocratie européenne à construire, ou moins d'intégration en contrepartie d'une souveraineté nationale préservée, ce qui impliquerait la fin de la monnaie unique et la mise en place de politiques monétaires et budgétaires adaptées à la situation de chaque pays. Rien ne garantit qu'une économie européenne intégrée peut mieux fournir prospérité et démocratie que les états nationaux : depuis le passage à l'euro, c'est plutôt l'inverse qui prévaut.

Et plus on attendra, plus les conséquences de ce choix seront coûteuses. C'est le risque lorsqu'on avance par la crise, en doublant sa mise et en espérant que les réalités politiques et économiques finiront bien par s'ajuster: un seul échec implique de perdre tout ce qui a été obtenu jusque là.

Dans un sens, la crise de la zone euro est terminée; la BCE veille à ce que parier sur l'éclatement soit inéluctablement perdant. Mais dans un autre sens, elle ne fait que commencer.