L'auteur qui vendait du thé

« Je ne peux pas vivre sans vendre du thé dans le rue au risque de me détacher de la réalité et de ne plus pouvoir écrire. »

Laxman Rao, écrivain-vendeur de thé, vendeur de thé et écrivain, vit à New Delhi. Tous les après-midi depuis vingt ans, il installe sa bâche à même le sol dans une grande avenue de la ville. Il y dispose ensuite sa petite bonbonne de gaz, sa casserole, son thé, ses épices… Assis en tailleur sur une pierre, Laxman prépare son Chaï (le thé, en hindi). A côté de lui, il a pris soin d’exposer les 24 livres qu’il propose à la vente, précieusement gardés sous plastique. Un Chaï, un biscuit et pourquoi pas un peu de littérature ?

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A vingt ans, Laxman quitte sa ville d’origine, Amravati, pour aller s’installer à plus de mille kilomètres de là, à New Delhi. La raison qui le pousse à partir ? La pauvreté et le manque de travail. Et surtout, ce rêve de devenir « auteur à succès ». Laxman n'emporte que de maigres bagages. Mais sa tête abrite déjà un trésor : la trame de son premier livre. 

Si l'hindi est la langue officielle, la constitution indienne reconnaît plus de 20 langues régionales. La seule langue que connait alors Laxman c'est sa langue maternelle, le marathi, parlée par environ 68 millions de personnes en Inde.

« Je voulais m’adresser à toute la société indienne au travers de mes livres. Il fallait que j’apprenne l’Hindi ! Alors quoi de mieux pour cela que de venir dans la capitale ? » sourit-il.

Les premiers pas de Laxman dans la jungle urbaine de Delhi sont faits d’efforts et de sueur. Il enchaîne les petits boulots mal payés – serveur, garde de maison, ouvrier dans le bâtiment- et comme seuls lits de fortune, les trottoirs de la capitale indienne.

« Après deux ans passés à Delhi, j’ai commencé à mieux gagner ma vie. En 1977, je suis passé de 35 à 100 roupies par mois (environ 1,20 euro aujourd’hui) ! C’était fabuleux parce que pour la première fois, j’ai pu me payer un toit. »

Mais le temps de l’écriture n’est pas encore venu pour Laxman. La préoccupation première vise à renflouer ses caisses : il parvient à faire des économies et ouvre un « paan-shop », sorte de comptoir de rue où il vend des cigarettes. Pourtant, dès qu’il peut, Laxman file dans le bazar voisin où il s’achète des livres en hindi qu’il dévore. Peu à peu, il ose écrire. Sur sa vie, celle de ses collègues ouvriers. Sur la société indienne qu’il observe depuis sa rue et voit évoluer de jour en jour.

Derrière les autographes et l’admiration, il y a aussi les moqueries

Lorsqu’il se rend dans une maison de publication pour la première fois, les éditeurs lui claquent la porte au nez.

« Sortez d’ici, vous ne savez rien de l’univers du livre, m’a dit l’un d’entre eux. C’est pour ça que j’ai décidé de publier moi-même mes livres. Grâce à mes économies, j’ai fondé ma propre maison d’édition - Bhartiya Sahitya Kala Prakashan . Mon premier roman Nouvelles histoires d’un monde nouveau est sorti en 1979. »

23 autres romans le suivront et sept rééditions.

Aujourd’hui, Laxman Rao a un emploi du temps bien chargé : le matin, il laisse sa plume d’écrivain s’exprimer. Il travaille actuellement sur un personnage clé de l’Inde contemporaine : le Mahatma Gandhi. L’après-midi, c’est dans la peau du vendeur de thé qu’il se glisse. Et lorsque les examens du master d’Hindi qu’il prépare par correspondance approchent, il reprend le rôle de l’élève studieux. Sans compter les conséquences de la célébrité : 38 prix différents ont récompensé son œuvre. Laxman est régulièrement invité pour intervenir dans les universités du nord du pays. Il a d'ailleurs pris l'avion pour la première fois l'année dernière pour se rendre à l'une d'entre elles. En 1984, Indira Gandhi, alors Premier Ministre du pays, avait même tenu à rencontrer cet extra-ordinaire vendeur de thé.

A son stand de thé, les journalistes se bousculent pour l’interviewer et ils viennent du monde entier : le New York Times, l’agence de presse espagnole, la BBC, l’Agence France-Presse, Reuters…

Mais dans la rue, certains clients sont perplexes, voire moqueurs. Pourquoi Laxman continue-t-il à exercer ce métier de chaïwallah, peu gratifiant dans la société indienne ? L'auteur reste imperturbable :

« Je compte bien aller jusqu’au doctorat d’Hindi. Et je n’arrêterai pas mon stand de thé, explique-t-il calmement en allumant une énième fois le gaz. La vente de chaï me rapporte autant que celle de mes livres.»

Soit environ 220 euros par mois. Et tout l’argent gagné grâce à ses livres est immédiatement réutilisé pour publier le prochain. Mais il y a une raison encore plus essentielle aux yeux de Laxman :

« C’est ce qui me fait écrire. Il faut de l’expérience pour être écrivain. Et ça vient en ayant cette vie là. Au travers des gens que je rencontre ici, grâce à ce que je vis au quotidien, je peux me permettre d’écrire. Je me moque des moqueurs. C’est ma vie et j’estime en faire quelque chose de précieux. Voilà le message que je tiens à faire passer dans mes livres à cette société, obnubilée par l’argent et le pouvoir.»

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 Sidhu Yadav et Amanda Jacquel (St.)