« Faut pas qu’il ouvre la porte ! »: la mort atroce des réfugiés de l’autoroute autrichienne révélée par des écoutes

©REUTERS/Heinz-Peter Bader

On se souvient de cet événement tragique qui a marqué la crise des réfugiés. Le 27 août 2015, les corps de 71 réfugiés, tous morts asphyxiés et déshydratés, étaient retrouvés dans un camion abandonné le long d'une autoroute autrichienne. "Auraient-ils pu être sauvés? ", demande la Süddeutsche Zeitung. Le journal vient en effet de révéler les conversations téléphoniques glaçantes entre les passeurs, qui ont été enregistrées par les autorités hongroises. Elles vont être d'une grande utilité pour le procès qui s'ouvre mercredi 21 juin, en Hongrie.

Ce réseau de passeurs avait déjà organisé 31 transports illégaux de migrants avant ce voyage meurtrier. C'est un Afghan de 30 ans, Samsoor L., qui chapeaute l'opération lancée à 4h50 du matin le 26 août avec ses trois acolytes : le conducteur bulgare du poids lourd, Ivajlo S., et deux autres conducteurs de voitures qui encadrent le camion, les "accompagnateurs" : Todorov B., et Metodi G.

C’est dans cette région hongroise près de Morahalom que 59 hommes, 8 femmes et 4 enfants, des réfugiés originaires de Syrie, d'Irak, d'Iran et d'Afghanistan, montent dans un camion frigorifique d'à peine 15 mètres carrés. L'arrière du véhicule pouvait contenir 30,4 mètres cube d’air, rapporte la Süddeutsche Zeitung, qui, avec la NDR et la WDR, a eu accès au compte-rendu des écoutes téléphoniques entre le conducteur, le chef de la bande et les deux autres acolytes.

Au bout de 35 minutes, le conducteur, Ivajlo S., appelle l’un des "accompagnateurs" dans l'une des voitures devant lui :

Metodi G. : « Qu’est-ce qu’il y a Ivo ? »
Ivajlo S. : « Va voir ce qu’ils font, dis leur d’arrêter, c'est n'importe quoi. »
Metodi G. : « Ils cognent quelque part ? »
Ivajlo S. : « Ils ont beaucoup cogné à la station-service. Merde, oh mon dieu ! »
Metodi G. : « Merde. »

"Faut pas qu’il ouvre la porte ! S’il ouvre la porte, tout le monde va partir ! "

À ce moment-là, les réfugiés sont déjà proches de la mort : il fait chaud, la teneur en dioxyde de carbone monte. Le médecin légiste déterminera que la plupart sont morts entre 1h30 et 2h de route, les enfants en premier. Les plus robustes ont tenu trois heures.

Au bout de 70 minutes de trajet, Metodi G. annonce à Todorov B. que les réfugiés essayent de couper la gomme isolante du camion pour avoir de l’air. Todorov B. est inquiet car le camion est bientôt à sec :

Todorov B. : « Je ne sais pas où nous pouvons nous arrêter pour avoir du diesel. Qu’est-ce qu’on peut faire ? on n’en a plus ! »
Metodi G. : « Ils ne peuvent plus respirer. Il [Samsoor] me dit que vous devez vous arrêter sur une aire de stationnement. C’est ce que j’ai aussi dit à Ivo, sur une aire de stationnement où il n’y a pas de station-service. »
Todorov B. : « Une simple aire de stationnement ? »
Metodi G. : « Oui, une aire de repos. Et en une seconde tu dois leur envoyer de l’eau et leur dire qu’ils ne doivent pas parler. Et qu’après tu feras comme si tu n’entendais rien. »

Mais le chef de l’opération, Samsoor L. n’est plus d’accord. Il refuse d’ouvrir la porte aux réfugiés dans une conversation avec Metodi G. :

Metodi G. : « Peux-tu s’il te plait dire aux gens qu’il faut qu’ils arrêtent cinq minutes de cogner et de parler ? Il [Ivajlo S.] voudrait faire le plein et regarder comment il peut leur donner de l’eau. Il dit qu’il a peur d’ouvrir la porte, parce que les gens iront tout de suite courir dans les champs. »
Samsoor L. : « Non, non, non, non ! Faut pas qu’il ouvre la porte ! S’il ouvre la porte, tout le monde va partir ! »
Metodi G. : « Oui je le sais. Et comment peut-il leur donner de l’eau ? »
Samsoor L. : « Il ne peut pas leur donner de l’eau. Dis-lui qu’il doit seulement continuer sur la route. Et s’ils devaient mourir, il doit les décharger dans la forêt allemande. »

À 6h30, le camion a atteint une région au sud de Budapest. Samsoor L. et Metodi G. se téléphonent à nouveau :

Metodi G. : « Je lui ai déjà dit [au chauffeur du camion] qu’il ne doit pas ouvrir la porte mais seulement mettre de l’eau dans le camion et partir. Il doit seulement arriver jusqu’à l’Autriche. »
Samsoor L. : « Il doit leur dire qu’il ne doit pas ouvrir la porte, qu’importe s’ils doivent faire leurs besoins ou quelque chose d’autre, même s’ils doivent mourir. »

Ce que Metodi G. s’empresse de rapporter au conducteur du camion : « démarre le moteur et vas-y. Ivo, tu ne dois pas faire attention au fait qu’ils cognent et tout. Il [Samsoor L.] est très énervé et il dit que tous peuvent mourir à l’intérieur".

"Ils ne sont pas vivants..."

Le camion redémarre donc, et continue jusqu’à la frontière autrichienne, traversée à 9h16 du matin. À cette heure-ci tous les passagers du camion sont morts. Le véhicule prend alors une mauvaise sortie, réservée aux voitures. La douane lui indique la bonne route à prendre mais ne contrôle pas l’intérieur du véhicule. Todorov B. et Ivajlo S. abandonnent leurs véhicules au bord de l’autoroute autrichienne et s’enfuient. Ce n’est que 25 heures après leur départ que la police autrichienne découvre le camion, le 27 août à 10h50. Les quatre complices, et d'autres membres du groupe ont été arrêtés le soir-même et le lendemain. Entre temps, une conversation atterrante a été enregistrée entre Samsoor L. et Metodi G. :

Samsoor L. : « Où es-tu frère ? »
Metodi G. : « À la maison. »
Samsoor L. : « Sais-tu ce qu’il s’est passé ? »
Metodi G. : « Qu’est qu’il s’est passé ? »
Samsoor L. : « Ce super camion, le Volvo. On a entendu que la moitié des gens étaient morts. » [il rit]
Metodi G. : « Morts ? »
Samsoor L. : « La moitié des gens sont morts, oui. »
Metodi G. : « Ils ne sont pas vivants ? »
Samsoor L. : «Ils ne sont pas vivants. Oui. »
Metodi G. : « Ts ts ts »

Pourquoi les écoutes n'ont-elles pas pu empêcher le drame ?

Selon les pièces de l'enquête, les écoutes ont eu lieu bien avant le drame. « 13 jours avant le voyage meurtrier, les enquêteurs hongrois ont commencé les écoutes des passeurs et à enregistrer leurs appels », précise la Süddeutsche Zeitung. Les enquêteurs hongrois n’auraient pas eu le temps de les traduire ni de les évaluer car les conversations n’étaient pas écoutées en direct. « La police hongroise avait repéré depuis longtemps la bande », mais les enquêteurs ne pouvaient pas savoir ce qu’il se passait car ils n’écoutaient pas les échanges en temps réel... "Si les autorités hongroises avaient eu la chance d'empêcher ce drame, elles l'auraient fait", précise Gàbor Schmidt, le procureur de la ville de Kecskemét, la ville où les migrants sont montés dans le camion.

Les enquêteurs ont identifié 11 membres de ce réseau de passeurs qui organisaient régulièrement ces voyages. Le procès s'ouvrira mercredi 21 juin en Hongrie. Le parquet devrait requérir la réclusion criminelle à perpétuité pour les quatre hommes présents cette nuit. Ils sont poursuivis pour « homicides avec circonstance aggravante de cruauté particulière ».

 

Par Sibylle Aoudjhane