Débat "anonymat des jihadistes" : petite histoire des relations périlleuses entre télé et terrorisme

Photographies de Khaled Kelkal prises par les services de police le 13 février 1990 (AFP).

Il y a 6 jours, un lycéen lançait une pétition en faveur de ce que l’on pourrait appeler une "anonymisation" des jihadistes auteurs d’attentats. La publication des visages et des identités seraient un vecteur de notoriété, de starisation, voire d’exemplarité…involontaire. Et voilà que s’ouvre maintenant un débat dont s’emparent journalistes, experts, responsables politiques, philosophes… bref, l’opinion publique. C’est là sans conteste, la traduction du profond désarroi que vit notre société face au terrorisme de Daech. Choc, sidération, chagrin, douleur extrême, nous sommes tous secoués par ces actes d’horreur, par l’effet cumulé d’une barbarie quasi quotidienne. Depuis le 13 novembre dernier, cette accélération française et européenne des actions violentes agite sans cesse davantage dans le débat politique de notre pays la question d’un régime contraint des libertés. Création d’un Guantanamo à la française, possibilités d’écoutes largement facilitées, rétablissement des frontières dans l’espace Schengen… les initiatives ne manquent pas. Mais elles n’ont pas encore trouvé leur traduction réglementaire ou légale. Pour l’heure, elles ne font que nourrir la polémique entre partis, entre personnalités candidates à la plus haute fonction de l’État. Il était donc "logique" que la question finisse par mettre en cause l’activité des médias, dont chacun sait dans quel degré de considération elle est tenue. Voilà pour le contexte actuel.

La "foire aux sigles terroristes" des années 80

Avant toute chose, rappelons que la France a connu un terrorisme particulièrement meurtrier à la fin des années 1970. Il portait la signature d’Abou Nidal. Sa cible était la communauté juive et tous ses lieux de rassemblement, synagogues ou restaurants. La rue des rosiers à Paris en porte la trace indélébile. A cette époque, il n’est venu à l’esprit de personne "d’anonymiser" les tueurs du groupe FPLP et surtout pas le nom de son chef, pourtant redoutable tueur, avide de gloire. Tout au contraire oserait on dire. La connaissance de cette tendance ultra violente du conflit israélo-palestinien permettait de comprendre les enjeux de ce que vivait le Proche Orient, de même que le deuil qui frappait les familles juives de France. La terreur avait un nom et la pédagogie de ce que signifiait ce nom aidait à en baisser l’intensité. Mieux, la terreur avait une explication, elle ne provoquait plus l’effroi désiré par ses auteurs. Dans le même temps, les médias furent confrontés à une autre forme d’action terroriste, venue celle là de la France elle même. Les sigles fleurissaient, AD (Action Directe), FLNC (Front de Libération Nationale Corse), NAPAP (Noyaux Armés Pour l’Autonomie Populaire), et venus du proche orient avec les FARL (fraction Armée révolutionnaire libanaise) de même que les CCC en Belgique (Cellules Communistes Combattantes) ou encore les arméniens de l’ASALA. A chaque fois des noms émergeaient, tous soucieux d’une hyper notoriété, car il en est ainsi du terrorisme depuis que ce type d’action existe. Les patronymes de Rouillan ou de Georges Ibrahim Abdallah sont encore présents dans quelques mémoires, ainsi que ceux de leurs victimes. En temps et en heure, le journalisme a tenté d’en rendre compte comme il pouvait. Souvent, il se bornait à faire caisse de résonnance et comme pour "bien faire", il rappelait les anciens crimes de ces différents groupes, qui en étaient bien sûr ravis. La principale activité d’enquête se réduisait souvent alors au passage en banc titre des textes de revendications des actions meurtrières. Nous étions dans la foire aux signatures de toute nature. Mais personne ne souhaitait anonymiser cette terreur. Les premiers éléments de réponse face à l’instrumentalisation du système médiatique voulue par ces terroristes, furent une amélioration notoire des capacités d’investigation. Journalistes, juges, policiers et même, services de renseignements finirent par se parler. L’information pouvait enfin démasquer les auteurs des tueries en pénétrant leur histoire, leur idéologie, leur face cachée. Les textes de revendication passèrent ainsi au second plan, la trajectoire exposée des uns et des autres montrait en quoi ils n’étaient pas cette puissance de l’ombre capable de frapper à tous moments et en tous lieux. Surtout, il y avait ainsi l’idée que des hommes ou des femmes pouvaient être arrêtés et traduits en justice. Les désigner, c’était se donner une perspective de vaincre ces adversaires de la démocratie. Pourtant, en ces temps où n’existaient ni l’info en continu à la télé, ni le web, un débat salutaire s’ouvrit. Il concernait l’image des conséquences de l’action terroriste. Le respect des personnes meurtries par les bombes eut pour conséquence de devoir prévenir à l’antenne le téléspectateur qu’il allait voir des scènes particulièrement violentes. On commença à flouter. La déontologie du journalisme prenait en compte cette préoccupation nouvelle. La préservation de la dignité humaine, y compris juridiquement définie, vint à terme baliser la pratique. De plus, le terrorisme impliquait les journalistes eux-mêmes en les prenant en otages. L’information – en particulier dans le service public - était ainsi placée sous tension. Les noms des confrères mis à la une des journaux télévisés. Une prime aux geôliers pour les uns, une manière de faire pression sur l’État pour les autres, afin que tout soit mis en œuvre pour sauver les équipes. Mais d’anonymisation, point. Et l’on ne reviendra pas sur l’épisode d’effroi vécu par la France au moment du CSPPA, le mystérieux Comité de Solidarité avec les Prisonniers Politiques Arabes et du Proche-Orient. Là encore, un sigle, des bombes, des victimes, et l’Iran qui frappait ainsi la France par l’entremise d’un certain Fouad Ali Sallah. Avec force Photos et dénominations, le récit de cet épisode terroriste fut raconté, loin de la discrétion aujourd’hui demandée.

Les débuts du terrorisme que l’on appelait "islamiste"

Dans les années 1990, la France connut d’autres bombes, d’autres actions violentes. Le nom de Khaled Kelkal est resté emblématique de cette période. Ce jeune algérien s’était installé à Vaulx-en-Velin. Il appartenait au GIA (Groupe Islamique Armé) auteur de nombreux massacres de l’autre côté de la méditerranée. C’est un universitaire dont les travaux publiés par le journal Le Monde qui aida à mieux comprendre ce qu’incarnait le jeune Khaled. La société française commençait à prendre conscience d’un problème grave en son sein. On parlait alors de l’Islamisme radical. Une chasse à l’homme s’engagea dans tout le pays. La fin de ce terroriste fit débat avec ce que des équipes de télévision avaient pu saisir, un "achève le ! achève le !» venu des rangs de la police semble-t-il. Le portrait du jeune homme et son identité firent longtemps la une médiatique. Mais d’anonymisation point.

Le numérique et l’autonomie terroriste en matière d’information

Désormais, nous voici dans l’ère du numérique. Et tout a changé. Les grands médias classiques ne sont plus les prescripteurs exclusifs de l’information. Web et temps réel donnent à tout à chacun la possibilité de "partager" images et textes, de façon planétaire. Le terrorisme ne s’en prive évidemment pas. L’organisation État Islamique en particulier. Au passage, tant pis pour les adeptes de la non dénomination mais la menace porte bel et bien ce nom : Daech, ou encore Groupe Islamique. ISIS pour les anglophones. Sur ce point déjà un débat s’est ouvert il y a de nombreux mois, comme un symptôme de l’actuelle polémique. Fallait il dire État Islamique ou Daech ? Au fil du temps, un équilibre du vocable semble avoir été trouvé. Les tueurs du groupe ont des noms eux aussi, de Mérah à tous les autres. Ils sont nombreux, très nombreux. Rien à voir avec les précédents épisodes terroristes vécus par la France. De même leurs massacres causent des morts massives, là encore avec une intensité inédite en temps de paix. L’on dit alors que nous sommes en temps de guerre. De fait des avions, des chars appartenant à des armées – celles d’une coalition précaire - livrent bataille à une autre armée, celle de Daech. Un double combat se livre donc en ce moment, comme l’a rappelé le président de la République, en territoire français et européen, ainsi que dans les zones d’Irak, Libye, Syrie, Yémen… Une guerre asymétrique d’un côté et quasi conventionnelle de l’autre. Avec des généraux à l’étranger et des soldats venus de France comme d’autres pays européens, et qui parfois reviennent à domicile pour porter l’effroi. Conformément au débat engagé sur l’anonymisation des terroristes, le visage et l’identité des soldats devrait donc être gommés. Mais que fait on avec les généraux ? Ceux qui sont à la manœuvre dans les bastions qu’ils tiennent, les pseudo calife, prophètes ou ingénieurs de la terreur ? Ont ils droit à un anonymat garanti ? D’autant que, comme on l’a dit, ils sont à la tête d’un ministère de l’information, avec agence de presse et publications sur le web. Ils sont autonomes dans la guerre des images, et le degré de sophistication de leurs productions vidéo a été unanimement reconnu, et n’en est que plus redoutable. Le recrutement de leurs candidats à la mort, se fait par l’intermédiaire des réseaux sociaux, ou les sites de propagande, bien plus que par la notoriété qui serait assurée via les moyens classiques de l’information. De plus ces "soldats" se filment le plus souvent, et sont parfois parvenus à publier les images de leurs crimes par eux-mêmes. On se souvient de cette troublante vidéo apparue le 11 janvier 2015, le jour même de la grande marche unitaire de Paris après les massacres de Charlie Hebdo et de l’Hyper cacher. Les complices de Coulibaly, le tueur du super marché juif, avaient réalisé post mortem un montage des déclarations du jihadiste. Coulibaly parlait de ce qu’il projetait de faire et était en train de faire. La vidéo était constituée de plusieurs plans avec le même personnage en tenue de combattant, de fidèle musulman, de sportif avec toujours à ses côtés une kalachnikov bien en évidence. Mais surtout elle était entrecoupée des extraits du journal de 20 heures de France2 du 9 janvier 2015 qui montraient l’assaut donné par les forces de sécurité jusqu’à la mort du preneur d’otages. France Télévision avait à l’époque choisi de ne pas publier les images de la fin de Coulibaly afin d’éviter d’en faire un héros. A leur sinistre manière, les amis du terroriste nous renvoyait la pareille en publiant par eux mêmes leur version des choses avec un évident savoir faire.

"L’anonymat", dans quels buts ?

Alors, quels sont les buts poursuivis à travers la requête d’anonymiser les jihadistes ? Est ce l’efficacité sur le théâtre de la guerre de l’information ? Le terrorisme se nourrit d’un moins, en toutes choses. Il est en soi une censure radicale, un négationnisme en temps réel. Il professe un moins de vie, moins de vérité, moins d’intelligence, puisqu’il prétend à toute la vie (après la mort), à toute la vérité (après la mort), à toute la connaissance (après la mort). En démocratie, le traitement du terrorisme ne peut se faire que dans un plus de journalisme. L’enquête indispensable sur les auteurs des attentats, y compris à un niveau mondial, permet de garantir que l’on parle plus de la vie (de ces gens dans leur trajectoire), de la vérité (à propos des relations qu’ils entretiennent en réseau, de leurs mœurs, de leurs ressources, de leurs éventuels bailleurs de fonds et côté policier des possibles défaillances dans le suivi des jihadistes), et d’intelligence (dans les questions que leur existence pose à notre société). Même si leur site de propagande salue les actions des uns et des autres en les nommant, que l’on ne si trompe pas, l’anonymat convient tout autant à Daech. Il garantit à contrario la croyance d’une armée qui ne sort de l’obscurité que pour mieux frapper où et quand elle le veut. Faute de singulariser les individus on accrédite l’idée d’un bloc terrorisant, et bonjour aux adeptes de la théorie du complot !
Autre hypothèse, en rendant anonyme les terroristes veut on prendre une élémentaire précaution à l’endroit de ceux qui ont souffert d’actes violents ? La vertu du respect dû aux victimes est plus que légitime. On ne peut qu’entendre la douleur et la colère de celles et ceux pour lesquels est insupportable l’apparition sur les écrans du tueur -souriant qui plus est- de leurs proches. La vertu est alors celle dont se dotent les professionnels de l’image au fil du temps et des cas de figure, toujours renouvelés. Le portrait et l’identité d’un terroriste ne sont pas les éléments d’un spectacle, ils constituent une information. En revanche, leur affichage au long cours, les transforme en spectaculaire fond d’écran. Les images produites par Daech dans Raqqa ont connu ce type de d’utilisation. Longuement, des médias ont laissé tourner ces plans avec de nombreuses inscriptions arabes dont on connaissait rarement le sens. La vertu des professionnels de l’info consiste alors peut être à restaurer une "valeur image", sans complaisance, sans considérer la prise de vue comme un simple support à une parole, quelle qu’elle soit. Bien au-delà de la notoriété de ses acteurs, ce que recherche d’abord le terrorisme c’est la publicité de ses actes. Son dessein est encore et toujours la déstabilisation d’une organisation, d’un ordre pacifique, d’une vie en société. Filmer le désastre ou le chaos fait alors passer du cadre d’une image de guerre à la guerre des images. Le précepte de dignité humaine, ainsi que la déontologie des médias sont les seuls réponses à cette quasi quadrature du cercle de l’information. C’est peut être la désinvolture sous-jacente dans ce que l’on montre qui apparaît désormais insupportable à beaucoup. On imagine bien alors qu’un lycéen puisse s’en émouvoir, à juste titre.