"Whiplash" : une ode à l'humiliation scolaire ?

Bienvenue au conservatoire Shaffer, dans la classe du professur Terence Fletcher, responsable de la section jazz option "coups et blessures". Dans Whiplash, de Damien Chazelle, une nouvelle recrue, l'ambitieux Andrew Neiman, se frotte à ses méthodes extrêmes dans l'espoir de devenir le plus grand batteur vivant. Ce musicien talentueux est prêt à tout sacrifier, jusqu'à sa fierté et sa vie intime, pour parvenir à ses fins. Il devient le souffre-douleur préféré de ce professeur sadique, aux contours fascistes (crâne rasé, démarche militaire, rigueur totalitaire) persuadé que seule l'humiliation et un travail acharné peuvent accoucher d'un hypothétique génie.

J'ai passé une bonne partie du film très mal à l'aise, forcée de supporter les remontrances verbales, les humiliations consenties et la vue des mains ensanglantées du jeune protagoniste. Le film est-il complaisant envers le personnage atroce du professeur ? Whiplash est-il un film immoral ou un film sur l'immoralité - ou rien de tout cela ? Incapable de trancher, je me suis livrée à un petit exercice schizophrène. Verbatim d'une conversation entre moi et moi-même, qui, j'espère, vous permettra aussi de réfléchir à cette œuvre profondément ambiguë.

[attention, spoilers]

- Tu en fais une drôle de tête, tu viens de croiser le fantôme de Sheila ?

- Sheila n'est pas morte. Et non, je n'ai vu aucun fantôme. Je sors de Whiplash... J'ai la nausée. Tu vois ce que c'est ?

- Oui, c'est le film sur le jazz avec le nazi de la série Oz. Je suis allée le voir le jour de Noël, entre deux bourriches d'huîtres. Je l'ai plutôt bien digéré.

- Chanceuse, moi j'ai trouvé ça infect. J'en ai marre de voir des films qui prennent le parti des bourreaux, c'est trop facile. Un prof de musique joue les sergents instructeurs de Full Metal Jacket et son élève continue de lui manger dans la main ? Mais dans quel monde vit-on ?

- Euh, dans un monde où le cinéma, ce n'est pas la télé, pour commencer. Whiplash n'a rien d'un documentaire, ces personnages n'existent pas, aucune baguette n'a été blessée pendant le tournage. Tu vis aussi dans un monde où justement, les méthodes brutales de Terence Fletcher sont condamnées, moralement et juridiquement. Le film de Damien Chazelle tente un contre-pied. Il a au moins le courage de l'audace.

- De l'audace ? Primo, cela n'a jamais suffi à faire un bon film (ou alors Rémi Gaillard mériterait un Oscar), et secundo, si l'audace c'est d'arriver à la conclusion que les enfoirés ont raison, merci, ça sera sans moi.

- Avec ses fables, Jean de la Fontaine ne fait pas autre chose. C'est l'école de la vie, une mise en scène de la noirceur inhérente à l'existence.

- C'est une autre époque, et ce sont des animaux. Les animaux sont idiots.

- Pas tous, certains cochons sont capables d'effectuer des additions.

- ...

- Quoi qu'il en soit, je ne pense pas que le film défende une quelconque morale. Au contraire, il reste ambigu. Le professeur perd son boulot, et l'élève se détourne de lui, retrouve une vie saine, "normale". L'humiliation scolaire n'est légitimée ni par l'institution publique, ni par le père d'Andrew, ni par son éphémère petite amie. Tous les signaux sont au rouge, et il replonge quand même. Ce qu'il faut se demander, c'est pourquoi. D'où vient cette faiblesse, ou plutôt, cette tentation masochiste.

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- Il le fait parce qu'il sait qu'il finira par donner raison à son tuteur, puisque c'est un film et que la fin se doit d'être grisante ! C'est l'effet déformant du cinéma : pour un Andrew Neiman, combien de vies brisées, de "whiplash" au sens anglais du terme, de coups du lapin existentiels ?

- Le film fait tout de même mention de ces destins brisés plus ou moins tragiques, il ne les oublie pas. Par ailleurs, Andrew a 19 ans, il a certes encore de l'acné mais il a atteint l'âge adulte. Si les musiciens de Whiplash étaient encore des gosses, je n'aurais pas la même clémence. Arrêtons de babysitter les grands ! Tu sais, au fond, Andrew est plus que consentant, c'est lui qui provoque, renchérit, se confronte. Il est à peu près aussi taré que son supérieur.

- Whiplash, c'est donc l'histoire d'un connard ambitieux qui accepte de se faire traiter comme un moins que rien par un connard aigri, dans l'espoir que chacun fasse bénéficier à l'autre de son "talent" ? La belle affaire.

- Je ne sais pas si l'énigme du film se situe sur le terrain de la psychologie, mais il y a de ça, oui. Tu as lu Kundera, L'Insoutenable légèreté de l'être ?

- A la plage, il y a quelques années. Je ne m'en souviens plus bien.

- J'aime bien ce passage où le narrateur classe les personnes en fonction des types de regard dont elles dépendent pour vivre. Il en dénombre quatre : le regard d'un public anonyme, les regards foisonnants des gens proches, le regard de l'être aimé, les regards invisibles d'êtres absents. Andrew appartient à la troisième catégorie. Etonnant, de la part d'un artiste, puisqu'il se fiche bien du public. Ce qui l'importe, c'est le regard de la seule personne qu'il estime supérieure à lui.

- Andrew ne cherche pas l'amour, il cherche la reconnaissance.

- Est-ce si différent ? Tu as vu à la fin, la jouissance d'Andrew sur son instrument. La sueur, les regards, le visage crispé de joie et de douleur. Si ce n'est pas un orgasme !

Whiplash (1)

- Je ne savais pas qu'il fallait être près d'agoniser pour éprouver du plaisir.

- David Carradine est mort comme ça.

- David Carradine est mort en secret, on n'a pas fait de film sur lui. [Un temps] Tu ne trouves donc aucun reproche à Whiplash ? Cinq étoiles, chef d'œuvre, standing ovation ?

- Non, des choses m'irritent, mais elles ont plutôt trait aux artifices du scénario : le dossier perdu, le pneu crevé du bus... On n'y croit pas.

- L'image de fin ne te pose aucun problème ? C'est peut-être ce que j'ai le plus détesté dans le film.

- Non, elle résume tous les non-dits entre les deux protagonistes. Les yeux de Fletcher sont menaçants, hargneux, mais le visage semble s'élargir, comme s'il souriait. Un sourire impossible à voir, mais présent. Tu sais, j'ignore quel effet cela produit d'être poussée dans mes retranchements à ce point. J'ai fait de la musique, piano et même batterie, et assez vite j'ai compris que je n'avais pas envie de me battre pour être la première. Andrew raisonne en sportif, pas en musicien, il pense performance, chronomètre et résultats. L'artistique il s'en moque. Cela dit, je doute que le jazz se résume à une série de coups bien placés. C'est d'ailleurs une des choses qui me chafouinent, dans ce film : la musique y est maltraitée.

- Là, tu vois juste. Ce film donne une si mauvaise image des musiciens, tantôt décrits comme des larves incapables de révolte, tantôt comme des démiurges abusifs. Le génie tient à autre chose, j'en suis sûre.

- Il tient, dit-on, à 10% de lueur et 90% de sueur... Une fois n'est pas coutume, Damien Chazelle s'intéresse à la portion la plus prosaïque du talent : le travail. Andrew ne sera peut-être pas Charlie Parker, mais contrairement aux autres de sa promotion, sa carrière ne restera pas indéfiniment dans l'ombre.

 

Crédits photo : Ad Vitam

Publié par Ariane Nicolas / Catégories : Actu