"So film", pas vraiment "so filles"

Je pensais que depuis la polémique cannoise sur l'absence de femmes en compétition, puis le numéro des Cahiers du cinéma consacré à la représentation féminine dans l'industrie cinématographique, les choses auraient quelque peu changé. Il n'en est visiblement rien, du moins pour So Film. Ce mensuel récent (4 numéros), cousin cinéphile du sportif So Foot, semble avoir un petit problème avec les chromosomes XX. Les femmes font cruellement défaut au magazine. Faute de savoir pourquoi, voici comment.

Hommes 4 - Femmes 0

D'abord, les couvertures. Ont été placardés en une : le comique-producteur Ricky Gervais, le réalisateur Leos Carax, l'acteur Jean-Pierre Léaud (pourtant interviewé pour un film de Noémie Lvovsky !), un nain (en l'occurrence, Verne Troyer, que vous aurez sans doute croisé dans Austin Powers 2).

Les titres annoncent la couleur : deux d'entre eux commencent par "L'homme qui..." (consulter les anciens numéros). Pour ce qui est du dernier magazine, au titre fort audacieux, il n'y a aucun nom de femme imprimé, même en tout petit en haut.

 Des seins, des fesses et Michelle Rodriguez

• Ouvrons désormais le précieux. So Film propose, dans ses premières pages, trois petits questionnaires sympas (genre "Plutôt canard ou pingouin ?" "La mort a-t-elle une couleur ?", etc). Sur les deux derniers numéros, 5 des 6 personnes interviewées sont des hommes. Seule survivante, la pauvre Emilie Dequenne ne coupe pas à une question sur ses photos d'elle nue diffusées sur le net. Heureusement qu'elle aime ses seins.

• A présent, les interviews et portraits. Ont les honneurs de ces pages : Roger Avary, Chris Hanley, Will Ferrell, Vincent Lacoste, Jean-Pierre Léaud, Paul Verhoeven, John Waters, Pio Marmaï, Daniel Darc, Werner Herzog, une actrice de série B tuée par son mari... et, oh, miracle, Michelle Rodriguez. Peut-être la plus burnée de toutes les actrices d'Hollywood, remarqué-je, même si je l'aime d'amour. Faut-il forcément montrer les crocs pour avoir droit à une double page ?

• Le traitement des photos (hors pubs) ne dit pas l'inverse. Sur les 190 pages des numéros 3 et 4, j'ai compté seulement 40 photos de femmes, petites vignettes comprises. Treize d'entre elles sont en maillot de bain, soubrette ou soutif. Quatre sont seins nus. Inutile de préciser que les images des hommes sont, à l'inverse, dépourvues de toute érotisation, sauf quand il s'agit de parler de dégueux rigolos (coucou John Waters).

Cinéphile ? Un boulot d'homme

Depuis quelques mois, enfle une polémique sur le thème : La Nouvelle vague est-il un mouvement machiste ? J'aurais eu tendance à répondre aux féministes "stop la parano", sauf que le dossier sur les cinéphiles dans le So Film de septembre va dans ce sens. Les plus ou moins fameux cinéphiles de la place parisienne, photographiés chez eux parmi leur charmant bordel, ont tous du poil au bec. Pourtant, de plus en plus de critiques ciné sont des femmes (prenons pour exemple l'émission de Canal+ "Le Cercle") et il serait étonnant que l'on ne trouvât pas de "movie buffs" à l'ancienne dans les rangs féminins.

Helen Keller, cet "écrivain américain"

Enfin, un détail qui en dit long sur ce blocage intellectuel. Pour traduire la blague misogyne de Paul Dano (...), le magazine se voit obligé d'écrire : "Pourquoi Helen Keller (célèbre écrivain américain sourde et aveugle, ndlr) ne peut pas conduire de voiture ? Parce que c'est une femme". Sans doute le correcteur suit-il à la lettre les instructions de l'Académie française, oubliant au passage de fémininer l'adjectif "américain". "EcrivainE" ? Psssst : dans Le Petit Larousse, ce barbarisme est admis depuis 2009.

So... What ?

J'ignore pourquoi les femmes sont, pour l'instant, à ce point ignorées de ce magazine, qui propose par ailleurs des interviews, dessins et reportages rafraîchissants. Seulement, en lisant ces lignes débordant de testostérone, j'éprouve une réelle sensation de manque, un peu comme si on faisait un dossier sur Laurel sans Hardy.

Il paraît absurde de rappeler que les femmes font vivre le cinéma autant que les hommes, et pas seulement grâce à leurs minauderies : en France, près d'un film sur quatre est réalisé par une femme. Il n'est pas question ici d'imposer des quotas mais simplement de rendre leur place aux êtres humains pourvus d'ovaires, à leur juste mesure.

Les prochains numéros me donneront-ils tort ? C'est tout ce que j'espère.

Publié par Ariane Nicolas / Catégories : Actu